Collectionnisme en ligne : le meilleur des mondes ?

Octobre 2022.

Hubert de Haro / HdH Publishing


 

Il est des questions qui résonnent encore, de longues années après les avoir entendus : « Mais papa, à quoi ça sert d'avoir plusieurs montres ? ». C’est en rentrant de l'école primaire, par une belle journée ensoleillée, que j’ai tenté de convaincre notre fille Chloé, sans grand succès d’ailleurs, de l’intérêt de collectionner des montres. Comment expliquer simplement à une enfant notre fascination pour un objet, devenu en quelque sorte un talisman, un écho à une personne ou à un moment clef de notre vie ? À quels mots pouvons-nous avoir recours pour décrire ce sentiment de profond respect et de sincère admiration devant l'œuvre de l'artisan horloger ? Devons-nous rougir de ces plaisirs coupables bien innocents ?

 

Il était une fois un collectionneur.

La capitale hollandaise enchante le voyageur curieux d'Histoire de l'Art tout autant que celui à la recherche de sensations coupables. Si leurs pas les mènent sur les bords du canal Herengracht, ils y trouveront exposée dans une demeure de style Renaissance une collection des plus singulières : 5000 sacs et bourses historiques datés pour certains du début du XVIIe siècle. Un trésor patiemment constitué par la famille Hendrikje au long de quatre décennies, où même les réticules pompadours - ces aumônières de poignet élégantes à cordons coulissants - trouvent leur place.

 

De gauche à droite : sac à main en maille d’argent avec miroir, carnet et flasque de parfum. Allemagne, 1900-1910, Nº 10 ; aumônière à cordon en soie verte avec broderie en fil métallique doré, France, 1600, Nº64 ; porte-monnaie avec fermoir en or. France 1800-1850. Nº121 © Tassenmuseum Hendrikje

Des autocollants des équipes de football de notre enfance, à la collection de timbres héritée de nos parents, la liste des objets collectionnables est interminable. Tout peut être prétexte à rassembler, classer, étiqueter. Néanmoins, les collectionneurs partagent quelques points communs. Passionnés, ils consacrent souvent un nombre d’heures incalculables à la recherche de la moindre information en faveur de leur quête. Loin d’être des consommateurs impulsifs, voire compulsifs, ils deviennent bien souvent au fil des années des experts, de véritables connaisseurs éclairés. Parfois exposées pour le grand public, ces collections font autant le bonheur des petits que des grands. Ces cabinets de curiosité rassemblés par la seule ténacité d’un homme (ou d’une femme…) suscitent l’admiration et parfois, des vocations de futurs collectionneurs.

 

Le loup est entré dans la bergerie

Mais le champ lexical du mot « collectionneur » s’étend aussi à d’autres territoires, parfois peu recommandables. L’inestimable « Dictionnaire des idées suggérées par les mots » propose ainsi d’autres sens, plus inattendus : bric-à-brac, trocage et, plus étonnant encore, contrefaçon. Dans le milieu du marché secondaire horloger, personne ne souhaite ouvrir publiquement cette boîte de Pandore. Tout au plus, une allusion au sujet, en passant, comme l’a fait Claude Sfeir lors de la conférence « J'ai une Patek mais à quoi sert-elle ? », organisée en 2021 par la Dubai Watch Week : « La nouvelle génération de collectionneur ne fait plus confiance au vintage dû aux problèmes avec les maisons aux enchères. Ils ont commencé à acheter des montres d'horlogers indépendantes ». La polémique est lancée car celui qui s'exprime de la sorte connaît son sujet. Durant près de quatre décennies, Claude Sfeir, a réuni une des plus grandes collections de montres de la planète.

« La nouvelle génération de collectionneur ne fait plus confiance au vintage dû aux problèmes avec les maisons aux enchères. Ils ont commencé à acheter des montres d'horlogers indépendantes »

Aujourd’hui, il conseille de se concentrer sur les artisans indépendants, avec lesquels le contact direct est encore possible. Il est d’ailleurs l’ami de longue date et le conseiller depuis peu de l’horloger Philippe Dufour, une référence dans le monde des indépendants.

 

L’horloger Philippe Dufour en compagnie de Claude Sfeir, son ami et partenaire de longue date. © Europa Star

Retour sur l’effet Osvaldo Patrizzi.

Pour mieux saisir les profonds bouleversements en cours, il faut se remémorer l'éclosion héroïque du marché vintage, en grande partie due à l’acharnement et la vision de deux collectionneurs : Dr. Helmut Crott et Osvaldo Patrizzi. Dans la fin des années 70, ce dernier avait anticipé une future démocratisation de la culture horlogère, et avait organisé par la suite plusieurs ventes thématiques coup sur coup, exclusivement dédiées à l’horlogerie. Une première mondiale. Alors que la montre plastique jetable Swatch n'avait pas encore sauvé du marasme l’industrie horlogère, Osvaldo Patrizzi, épaulé par son ami Gabriel Tortella, s’entouraient d’une communauté réduite d'entrepreneurs italiens, pour créer la maison aux enchères Antiquorum. Parallèlement, «la fine fleur des indépendants naissants » (Franck Muller, François-Paul Journe ou encore Antoine Preziuso), comme les avait qualifiés Pierre Maillard de la revue Europa Star, vivait encore de leur modeste atelier de réparation. Quelques grands collectionneurs éclairés – à l’image de Cecil Clutton – recouraient à ces mêmes horlogers expérimentés, capables de reproduire la moindre pièce manquante de l'engrenage d'une pendule ou d’une montre de poche. Les années 80 ressemblaient à s'y méprendre aux années folles de l'horlogerie fine. L'argent affluait alors, sans trop de mainmise, comme aime à le rappeler le grand collectionneur et marchand Davide Parmegiano pour le Podcast Collectibility. Les conseillers les plus avertis voyagent dans le monde entier à la recherche de la perle rare. Ils redécouvrent même au Brésil, de formidables collections Patek Philippe, acquises au début du XXe siècle par le détaillant Gondolo & Labouriau (voir - à ce titre - l’excellent article signé par le chercheur et journaliste Carlos Torres).

Incontournable : l’entretien du négociant italien Davide Parmegiani, disponible sur le podcast de John Reardon « Collectibility ».

 

Admirable nouveau monde

Les années passent et l'engouement du grand public pour l'horlogerie ne fait que croître. Les spécialistes vous le diront, chiffres à l'appui : les montres sont aujourd'hui à l'honneur ! Le département montres de Christie’s comptait ainsi une moyenne de 400 participants par vente dans les années 2015-2017, pour voir ce chiffre s’envoler à plus de deux milles l'an dernier, soit cinq fois plus en moins de cinq ans. De très nombreux facteurs peuvent expliquer cet appétit apparemment insatiable : production et livraison limitée de montres neuves, notamment de certaines références incontournables, arrivée probable sur le marché de fonds d'investissements ou bien encore prolifération des ventes aux enchères. Un seul facteur pourtant paraît occulter en grande partie ceux mentionnés : les réseaux sociaux, les plateformes digitales d'information et de vente en ligne.

L'effervescence digitale actuelle rime avec les rêves les plus fous. La culture horlogère se partage au quotidien grâce à des milliers de passionnés, à la faveur de leur compte Instagram. Quantité de photographies, de textes, d’articles, d’informations forment un flot discontinu.

Le collectionneur Jasem Al Zeraei révèle parfois des informations inédites sur la marque Patek Philippe, ce qui explique le succès de son compte Instagram #Patekaholic

Collectionneur 2.0, la sortie du bois

L'effervescence digitale actuelle rime avec les rêves les plus fous. La culture horlogère se partage au quotidien grâce à des milliers de passionnés, à la faveur de leur compte Instagram. Quantité de photographies, de textes, d’articles, d’informations forment un flot discontinu. Certains exhibent leurs collections dans des contextes définis des plus créatifs, alors que d'autres se spécialisent dans une marque, parfois même dans un seul modèle.

 « Aujourd'hui, pensez à n'importe quel type de montre et vous trouverez son collectionneur depuis le riche fondu de tourbillons jusqu'au millénial décalé qui collectionne les montres avec portrait de Mao

Cet accès illimité à la culture horlogère a pour première conséquence l'émergence de collection hyperspécialisée, comme le rappelle Pierre Maillard: « Aujourd'hui, pensez à n'importe quel type de montre et vous trouverez son collectionneur depuis le riche fondu de tourbillons jusqu'au millénial décalé qui collectionne les montres avec portrait de Mao ».

 

Benjamin Clymer, fondateur de Hodinkee, va plus loin en abordant le thème des groupes de collectionneurs concentrés sur une seule et même référence. Dans le quatrième volume de sa revue papier, celui-ci cite « la Patek Philippe 2499, les répétitions minutes ultra plates Vacheron Constantin, les montres calendriers Audemars Piguet d'avant-guerre ou encore l'Omega Speedmaster ref. 2915-1. Sans oublier bien évidemment, les Rolex « Mark 1 Oyster Paul Newman, Sea-Dweller patent-pending ou encore la référence 8171 ».

 

La montre Rolex, référence 8171 - baptisée affectueusement par les collectionneurs « Padellone » - est un modèle rare et très prisé. Produite dans les années 50, son cahier des charges stipulait une taille de boîtier inédite pour l’époque : 38 millimètres de diamètre ! Sa fabrication a été confiée à l’entreprise Favre-Perret de la Chaux-de-Fonds. Le cadran provient de la Fabrique de Cadran Stern. © #antoine.de.macedo

 

Il s'agit bien là d'une clef de la compréhension de la situation actuelle. L'hyper communication de certaines références stars, neuves ou récentes, attirent encore plus, au risque de déclencher des prix totalement déconnectés. « Il existe une grande confusion entre prix et valeur » rappelait le journaliste et auteur Nicholas Foulkes lors de la conférence « J'ai une Patek mais à quoi sert-elle ? », de la Dubai Watch Week. Et de rajouter « la marque était communément appréhendée comme la signature d'un artiste et par conséquent la garantie de la qualité d'une montre. Aujourd'hui, la marque s'est muée en un concept abstrait ».

« Il existe une grande confusion entre prix et valeur »

Fin 2021, l’inflation horlogère a souffert un nouveau coup d'accélérateur avec l'annonce du retrait de production de deux grands icônes « gentaesque » des dernières décennies : la Patek Philippe Nautilus 5711 et la Royal Oak 15202ST. Le marché s'est « emballé ». Pourtant, et même si les maisons aux enchères continuent d’accumuler des records, certains collectionneurs hésitent à se rendre acquéreur. « Ces trois dernières années, tout à changer, spécialement chez Patek Philippe ; les prix sont trop élevés », affirmait Claude Sfeir à la récente Dubai Watch Week. Et pourtant, il faut bien reconnaître que le "bon investissement" hante tous les esprits.

 

Sur les chemins de l’indépendance

Dans ce contexte, une jeune génération de collectionneurs privilégie en premier lieu la transparence. L’information accessible partout et à tout instant doit aussi pouvoir rassurer. Cette évolution entraîne une évolution qu'aucun « expert » en marketing n'aurait su anticiper : l'émergence et l'affirmation des maisons indépendantes. Edouard Meylan, le jeune patron dynamique de l'une d'entre elles, H. Moser & Cie, va jusqu’à affirmer, dans un entretien accordé à Brice Chevalier de WordTempus que « la nouvelle génération semble moins attachée aux marques qu'aux produits qui leur correspondent. Nous ressentons beaucoup de quête de valeur intrinsèque de la part de clients qui recherchent la rareté plutôt que le branding ».

 

« Les campagnes de publicité, les activités promotionnelles et les dîners en ville n'ont que peu d'importance à mes yeux. J'aime connaître les histoires derrière les montres, les gens qui les ont inventés et créés et l'horloger qui est prêt à m'assister afin de les entretenir correctement. »

 
 Incontournable plateforme digitale d’information et de vente en ligne : adm-horloger.com. ©© #antoine.de.macedo

Notes finales

Ce thème, que nous avons déjà abordé à deux reprises dans ce même journal digital, mériterait bien d'autres considérations. Nous y reviendrons sans nul doute dans un futur proche. Laissons cependant le dernier mot à un collectionneur américain de la région de Boston, Robert M. Brenner qui rappelait la plus grande évidence : sans horloger compétent capable de réparer et conseiller, aucune collection ne pourra jamais être considérée comme un bon investissement. « Les campagnes de publicité, les activités promotionnelles et les dîners en ville n'ont que peu d'importance à mes yeux. J'aime connaître les histoires derrière les montres, les gens qui les ont inventés et créés et l'horloger qui est prêt à m'assister afin de les entretenir correctement ».

 

Horlogèrement votre,

Hubert de Haro

 

 

Légende de la première photographie:

Montage de plusieurs cadrans de montres F.P. Journe Octa Chronographe, extrait de l’excellente enquête « A Collector’s Guide for the Octa Chronographe by F. P. Journe », publiée sur le site « Watch4moi ». © Watch4moi

 

Bibliographie :

DE HARO Hubert, « Créateurs horlogers: sur les chemins de l'indépendance », adm-horloger.com, Juillet 2022

DE HARO Hubert, « Âmes sensibles s'abstenir : la montre, valeur refuge ou investissement spéculatif ? », adm-horloger.com, Mai 2022

DUBAI WATCH WEEK 2021, « I love my Patek, what does it do ? »

MAILLARD Pierre, « Ouverture de la chasse aux collectionneurs », Europa Star, Avril 2021.

ROUAIX Paul, « Dictionnaire des idées suggérées par les mots : trouver le mot juste », édition Le Livre de Poche, 1989.

TOWNSEND Victoria, « Ce que veulent les collectionneurs de montres », Watches & Culture Forum, 2018.

1 commentaire

Lecture très interessante et sujet dynamique, merci!

Chloé 28 octobre 2022

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