François Junod, heureux chorégraphe mécanique.

Texte et photoghraphies :
Hubert de Haro / HDH Publishing, décembre 2022.

 

Il aurait pu vivre de son talent pour la sculpture ou devenir, selon ses propres mots, « fabricant de caméra pour le cinéma ». La magie des films de Georges Méliès (1861-1938) le fascine tout autant que les mécanismes de précision complexes. Bienveillant et au succès modeste, les qualificatifs ne manquent pas à l’appel. François Junod est fabricant d’automates, un art redécouvert à la faveur de deux projets exceptionnels co-signés avec la maison joaillère Van Cleef & Arpels. Niché dans les montagnes de son Jura suisse natal, son atelier recèle de merveilleux trésors, et pulse d’une incessante activité rajeunie. S’y rendre est un privilège rare que l’on savoure longtemps après l’avoir quitté, une gourmandise délicieuse. Reportage.

 

De Georges Méliès aux automates « Karakuri ningyō ».

 « La vie d’un artiste, enfermé dans un cabinet, occupé de recherches, n’est ni instructive, ni amusante ; elle consiste dans son travail. »  écrivait Ferdinand Berthoud, en 1802, dans son « Histoire de la mesure du temps».  Cette assertion s’applique aujourd’hui encore, à la plupart des artisans qui ont fait le choix d’avoir leur passion pour métier. Ils ne comptent pas les heures passées dans un atelier qui se transforme, au fil des années, en une extension de leur espace privé.

 

L’accueil chaleureux que l’artiste François Junod et son équipe réservent au visiteur lui fait presque oublier le privilège du temps accordé. En passant le porche de l’atelier, vous êtes plongé dans une intimité. Déroutantes à première vue, les installations ne ressemblent à aucunes autres, ne rentrent dans aucune case, ou s’insèrent plutôt dans de très nombreuses : des machines-outils des années 50 en parfait état cohabitent avec un espace de moulage pour sculpture, la mécanique de précision avec des décors de théâtre. Lui-même peine à définir sa profession : « automatier » risque-t-il, pour s’empresser de rajouter « un mot qui n’existe pas » et de préciser « dans la lignée des grands fabricants d’automates français exerçant de la fin du XVIIIe siècle jusque dans les années 1960 ».

Toutefois, le cinéma, et en particulier ses débuts, l’intriguent ; ces premières images animées, cet art en mouvement, dissimulent des secrets aussi merveilleux qu’un tour de magie qu’Harry Houdini (1874-1926). « Les petits films de Meliès me fascine » explique-t-il, « il a été le premier à faire disparaître des acteurs de cinéma dans un nuage de fumée. Il fabriquait lui-même ses caméras, car les frères Lumière voyaient en lui un concurrent. Mais il produisait aussi ses décors, en dehors de filmer et éditer. Il était polyvalent ».

 

 

C’est peut-être pour cette raison que, depuis sa plus tendre enfance, il n’a jamais cessé de démonter et d’étudier le fonctionnement des caméras Bolex, fabriquées précisément dans sa région. Il a trouvé d’ailleurs un emplacement assez insolite pour une dizaine d’entre elles : accrochées en enfilade à un fil pendu au plafond, un peu comme du linge étendu aux fenêtres dans un village méditerranéen. En cherchant bien, le curieux pourra peut-être y trouver quelques rares exemplaires dont une caméra argentique Paillard-Bolex H16 par exemple, fabriquées seulement entre 1935 et 1976. François Junod concilie ainsi son métier avec ce goût immodéré pour ces petits objets mécaniques venus d’un autre temps. L’un semble nourrir l’autre.

 

Notre société « über-digitalisée » nous incite parfois à rejeter ces technologies pour beaucoup désuètes et inadaptées. Pourtant, François Junod puise par ailleurs, dans la culture nippone sa deuxième grande source d’inspiration. Ou plutôt, il s’appuie sur un exemple qui conforte le bien fondé de ses convictions professionnelles. « Si la robotique s’est tant développée au Japon, c’est parce qu’il existe la tradition des Karakuri ningyō. Tous les Japonais connaissent les automates en bois ». Ces « poupées animées » exclusivement produites durant la période Edo (1603-1863), sont aujourd’hui l’objet d’un culte. Les rares artisans autorisés à les restaurer et à les reproduire sont considérés comme des « trésors nationaux ». En d’autres termes, l’état japonais assume leur indépendance financière en leur octroyant une rente à vie. Un privilège inimaginable en Europe.

 

« Si la robotique s’est tant développée au Japon, c’est parce qu’il existe la tradition des Karakuri ningyō. Tous les Japonais connaissent ces automates en bois »

 

Un goût de terroir.

Comme son arrière-grand-père John et son père Robert, François Junod suit à Sainte-Croix la même école pratique : le Centre Professionnel du Nord Vaudois (CPNC), filière mécanique. Alors qu’il s'imagine passer ses journées à démonter une foule d’objets mécaniques, il déchante vite. Il comprend que cette formation prépare avant tout la future main-d’œuvre destinée aux innombrables entreprises qui ont consolidé la réputation de la région. C’est le cas des machines à écrire Paillard où son grand-père a travaillé quarante ans, ou encore de l’entreprise de boîtes à musique Reuge, cliente de la fabrique de son père, Jost S.A. cartonnage. Quelques stages décevants vont le convaincre de tenter sa chance ailleurs. Il intègre alors l’école des Beaux-Arts de Lausanne.

Sa famille lui augure un avenir de misère : l’image du « poète maudit » a encore la vie dure. Et pourtant, il nous confie que « les Beaux-Arts de Lausanne ont été une révélation ».  Ce montagnard goutte en effet, aux charmes de la pratique artistique, sans toutefois renier son terroir et sa culture de la mécanique. On ne s’étonnera donc pas qu’il fasse référence, lors de notre entretien, à l’artiste fribourgeois Jean Tinguely (1925-1991), et plus particulièrement à sa sculpture mobile « Eureka », produite en 1964, à l’occasion de l’Exposition nationale suisse.

 « les Beaux-Arts de Lausanne ont été une révélation »

Après un court séjour dans un atelier parisien de sculpture, il revient s’installer à Sainte-Croix et fait la connaissance de Michel Bertrand, fabricant d’automate français, « réfugié » en Suisse. Cet artisanat ne rencontre alors guère d’attrait. Seule une riche clientèle japonaise, amatrice de « Pierrots », s’intéresse aux automates écrivains musicaux imaginés par Gustave Vichy (1839-1904).  François Junod se remémore ses débuts d’automatier : « lorsque j’ai commencé avec Michel Bertrand en 1980, c’était un métier incompris. J’ai appris avec lui et en visitant les musées. La fin XVIIIe siècle représente le sommet des automates, avec, par exemple, les oiseaux siffleurs de Jacquet-Droz (1721-1990), l’écrivain d’Henri Maillardet (1745- 1830) ou encore le magicien de Pierre-Louis Stevenard (1801-1883). En 1983, je termine mes études aux Beaux-Arts de Lausanne et j’ouvre mon premier atelier dans une ancienne forge de Sainte-Croix. En 1990, je rachète à Reuge l’ancienne usine de mon père (ou je suis actuellement) que je transforme avec un étage de plus. »

 

Au début des années 1990, il décide de vivre de son art. Il acquiert un atelier et se lance dans la construction d’automates. Mu par une conviction inébranlable, il entame alors une longue traversée du désert qui durera plusieurs années au cours desquelles il continue son apprentissage en restaurant des automates de collectionneurs privés ou de Musées. Il a souvent recours à un réseau de professionnels et d’amis de la région : sculpteurs, horlogers mais aussi couturières pour habiller ses créations.

Par un heureux hasard de circonstances, il connaît parfaitement son nouvel atelier pour y avoir passé une partie de son enfance. Il s’agit des anciens locaux de l’entreprise de cartonnages de son père. Celui-ci accepte d’ailleurs de dessiner à la plume et aux crayons de couleur, tous les dessins techniques des projets de François Junod. Père et fils partageront ainsi une même passion pendant vingt ans. Sa ville, son réseau professionnel local, son atelier familial, en bref son terroir lui fait repousser plusieurs offres d’expatriation. La Californie tout d’abord et l’inévitable Japon ensuite. Dans ce dernier, on va jusqu’à lui proposer de démonter pierre à pierre son atelier actuel et de le remonter sur place avec ses machines-outils…

 

Automatier-joaillier

Notre visite devait nous réserver une autre belle surprise.

Déjà emballée, « la Fontaine aux oiseaux », élaborée avec, et pour la maison Van Cleef & Arpels est prête à être expédiée, à « sortir du nid » de l’atelier. Cet imposant automate séduit dès le premier mouvement. Gracieusement, les deux oiseaux se rapprochent l’un de l’autre dans une danse nuptiale romantique, parfaitement simulée par leurs délicates pattes. Et puis, gorges déployées, leurs chants séduisent les grands comme les petits, tous émerveillés devant tant d’ingéniosité mécanique et tant de charme.

 

« Il y a quelque chose de très artistique lorsque l'on fabrique des cames, un peu comme un musicien. C'est de la sculpture mécanique » explique François Junod. Curieusement, il nous confie que les plus beaux automates anciens sont souvent équipés d’une mécanique à l’esthétique décevante, parfois même de simples fils de fer. Ses automates doivent, quant à eux, présenter des finitions irréprochables. Les méthodes pour y parvenir sont identiques à celles de la belle horlogerie : polissage, nickelage, ou encore dorage. On usine et on lime pour obtenir, selon ses propres mots, « de belles tiges et de belles fourchettes ». Aussi, les automates signés François Junod réservent souvent une petite ouverture vitrée pour pouvoir apprécier une partie de ces détails intrinsèques. Cela sera certainement le cas de l’automate Leonardo Da Vinci, toujours en cours de réalisation.

 

Est-ce la raison pour laquelle la maison parisienne Van Cleef & Arpel s’est adressée à lui dès 2010 ? « J’avais déjà fait des automates joaillers pour Mauboussin et Chaumet », répond-il, « mais pour qu’un automate fonctionne, il faut qu’il soit léger. Or la joaillerie est tout l’inverse ». Le fruit d’une première collaboration - « la Fée Ondine » - recueille l'unanimité auprès d’un vaste public. Les liens se consolident alors autour d’un projet fou qui durera cinq longues années : « la Fontaine aux oiseaux », présentée en 2022. Le résultat dépasse toutes les attentes : l’automate rencontre un écho médiatique unanime et se voit consacré au Grand Prix de la Haute Horlogerie de 2022 à Genève. François Junod nous révèle alors une des raisons de ce succès : « les équipes de Van Cleef m'aident à développer des automates très différents grâce à la précision obtenue par de nouvelles techniques : l’impression 3D ou le soudure laser. Je peux dire qu’avec Nicolas Bos (NDLR : actuel CEO et Directeur artistique de Van Cleef & Arpels), je suis content ». Le gain de temps est en effet substantiel.  Les heures d’ordinaire passées à limer sont maintenant libérées et peuvent être consacrées à la création. Car l’automate joaillerie soulève une nouvelle problématique : un automate habillé, comme un Pierrot par exemple, permet de cacher les pièces mécaniques. Cela n’est pas le cas de « la Fontaine aux oiseaux ». Il faut alors inventer de nouveaux artifices pour que la tête d’un oiseau puisse tourner, que son bec puisse s’ouvrir, tout en gardant une esthétique extérieure et intérieur parfaite. Il ne suffit plus d’ouvrir une « fenêtre » sur le mécanisme mais de penser l’automate dans son ensemble.

 

Cette œuvre magistrale mais néanmoins chronophage a exigé 15 000 heures. « C’est un peu déprimant », confie François JUNOD, « mais on ne peut arrêter le temps ».

 

Considérations finales

  1. La maison Van Cleef & Arpels a manifesté le désir de participer à l’agrandissement de l’atelier François Junod. On devine l’envie bien légitime d’augmenter les capacités de production à Sainte-Croix et on imagine les nombreux projets en cours. Les nouvelles technologies de découpage fin y aideront très certainement. Même si… personne n’oserait accélérer le temps de fermentation d’un exceptionnel Romanée-Conti…
  2. Le rajeunissement de l’équipe donne à l’atelier une ambiance singulière : parfois décontractée, musicale même, le temps se fige par moment dans une concentration absolue. « Je me sens beaucoup mieux qu’il y a cinq ans, grâce aux jeunes. C’est eux qui me poussent maintenant ».
  3. Les machines à usiner de l’atelier ont été « chinées » dans de vieilles usines de la région. Restaurées, elle devrait être fonctionnelles sur des décennies, selon François Junod. Un bel exemple d’économie circulaire dont il est fier.
  4. François Junod est un artisan accompli, dont le succès actuel ne fait pas oublier le parcours accompli. Modeste, cet artisan doublé d’un artiste remarquable reste proche des siens, fidèle à son terroir et à une certaine conception du compagnonnage. Une belle bouffée d’air frais à qui l’on souhaite, comme le ferait un jurassien : « tout de bon » !

 

Droits d'auteur pour toutes les photographies : Hubert de Haro / HDH Publishing. 2022.

Pour aller plus loin

Bibliographie :

BERTHOUD Ferdinand, « Histoire de la mesure du temps », Imprimerie de la République, 1802.

BRIE Marielle, « Karakuri Ningyō, les automates japonais », Blog MB, 2020.

LAIRD Michèle, « François Junod, le sorcier automatier », Forum Watches Culture, 2016.

MKAY Caragh, « Once upon a time: Van Cleef & Arpels’ automaton tells a very human story », Wallpaper, 2017.

 

Galerie photos, atelier François Junod :

© Hubert de Haro / HDH Publishing.

 

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