Reluxury de Fabienne Lupo : pour une nouvelle économie circulaire des objets rares et précieux.

Texte : Hubert de Haro / HDH Publishing. 2023.

 

ÉCONOMIE.

Les montres d’occasion ont le vent en poupe. C’est tout du moins ce qu’affirme Fabienne Lupo, fondatrice du salon Reluxury, dédié précisément à la seconde vie des objets de luxe : « à ce jour, il se vend déjà plus de montres de deuxième main que de montres neuves ». L’ancien paria de l’industrie horlogère fait aujourd’hui figure d’enfant prodigue. Réflexions sur les origines de ce retour en grâce, ses enjeux et les profondes mutations que cette vague de fond implique.

 

 

Il faut bien le reconnaître, l'écosystème horloger est très conservateur. Protecteur d'un patrimoine fécond en innovations technologiques, ce gardien du temple renâcle assez paradoxalement, au changement. Observez par exemple le marché de l’occasion. Alors que l’industrie automobile a intégré depuis des années ce segment d’affaires, les marques horlogères évitent soigneusement le thème, comme s’il s’agissait d’une boîte de Pandore qu’il ne faudrait surtout pas ouvrir. Et pourtant, ce mal-aimé fait aujourd’hui son grand retour sur les devants de la scène. Le cabinet Deloitte l’affirme dans son étude annuelle sur l’horlogerie : il représentera plus de la moitié des montres vendues en 2030, pour un chiffre d'affaires estimé à 35 milliards de francs suisses (sensiblement la même valeur en euros). Pour mieux comprendre cette évolution, nous avons rencontré Fabienne Lupo, ancienne présidente de la Fondation de la Haute Horlogerie et organisatrice pendant près de vingt ans, du Salon International de la Haute Horlogerie (S.I.H.H.), aujourd’hui Watches & Wonder. En présentant à Genève, en novembre dernier, le premier salon « ReLuxury », elle ambitionne de « déculpabiliser » la consommation des objets de luxe déjà utilisés. Cette voix institutionnelle de premier plan prône un changement profond de notre comportement d’achat, et se mue par là même, en une « activiste » d’une nouvelle économie circulaire. Elle recentre en effet le débat dans une perspective plus large qui englobe les enjeux multiples du développement durable.

 

 

Comment définissez-vous votre activité professionnelle aujourd’hui ?

Aujourd’hui je suis devenue entrepreneuse et j’ai créé ma structure pour porter des projets qui me tiennent à cœur, comme le tout nouveau concept de Salon ReLuxury, qui est le premier Salon dédié à la deuxième vie des objets de luxe et de collection, ainsi qu’à toutes les initiatives dans le domaine de l’économie circulaire dans le luxe, et qui s’est tenu à Genève du 4 au 7 novembre 2022. J’accompagne et conseille également des marques, plateformes et autres acteurs du marché du Luxe dans leur stratégie marketing/communication, mais aussi évènements/expositions et expérience clients, avec un accent important sur la dimension ESG (NDLR : Environnementale, Sociale et de Gouvernance) et l’économie circulaire.

Fabienne Lupo, fondatrice du salon Reluxury. © the french jewelry post tflj.com


Comment présentez-vous le salon ReLuxury et à qui s’adresse-t-il ?

C’est avant tout une initiative unique en son genre, plurisectorielle avec de l’horlogerie, de la joaillerie, de la mode et des accessoires de luxe vintage. ReLuxury rassemble sous une même bannière les acteurs du luxe qui s’intéressent à la deuxième vie de leurs créations, ceux qui développent ce marché des objets de luxe pre-owned ou pre-loved, ceux qui font revivre des pièces iconiques ou de collection. Il peut donc s’agir de Maisons de renom, de groupes de luxe, de marques indépendantes, mais aussi de détaillants, marchands, plateformes digitales, ou encore de start-ups dans l’économie circulaire et enfin d’artisans de la réparation et de la restauration qui font revivre nos objets de luxe.

Plateforme digitale actuelle du salon Reluxury.

 

 

Mais ReLuxury s’adresse surtout à tout le monde, non seulement aux collectionneurs à la recherche de pièces rarissimes, mais aussi aux simples amateurs de beaux objets et à toute personne qui aime découvrir des objets uniques, porteurs d’histoire et qui a envie de consommer de manière plus responsable, tout en se faisant plaisir.

« ReLuxury s’adresse à toute personne qui aime découvrir des objets uniques, porteurs d’histoire et qui a envie de consommer de manière plus responsable, tout en se faisant plaisir ».

 

Quel est le bilan de la première édition de Reluxury et quels points pourriez-vous améliorer pour une éventuelle deuxième édition ?

Cette première édition a été très bien accueillie aussi bien par le public que par les exposants et participants. Nous avons reçu plus de 4'000 personnes en 4 jours à l’Hôtel Président Wilson à Genève. Cette première édition démontre l’intérêt des clients, des acteurs du luxe, mais aussi des media pour cette thématique d’actualité de l’économie circulaire : re-commerce, up-cycling, recycling, blockchain, nft (NDLR : Non-Fungible Token ou token non fongible), autant de sujets à expliquer, découvrir pour « déculpabiliser » et démocratiser la consommation de deuxième main.

 

Dans sa 9e étude sur l’horlogerie, le cabinet Deloitte affirme que le marché de la deuxième main horlogère devrait passer de 20 à 35 milliards de Francs suisses d’ici 2030. Quelles sont vos propres prévisions chiffrées pour l’industrie du luxe dans son ensemble ?

À ce jour, il se vend déjà plus de montres de deuxième main que de montres neuves, et la croissance du marché du luxe de seconde main est bien supérieure à celle du neuf (environ + 8% par an, contre 2 à 3 % pour le neuf, selon l’étude de Bain & cie).

F.P. Journe Octa Chronographe Souscription nº 01/20. Vendue par Philipps le 5 novembre 2021, pour 961.700 CHF. ©Philipps.

 

Nous ne sommes qu’au début de cette tendance de fond, qui a été aussi boostée et facilitée par l’explosion de la vente en ligne pendant la pandémie. Elle correspond aussi à une nouvelle clientèle, plus jeune, habituée à l’achat en ligne, et qui est aujourd’hui une clientèle de plus en plus importante pour les montres CPO (NDLR : Certified pre-owned) de collection.

« A ce jour, il se vend déjà plus de montres de deuxième main que de montres neuves, et la croissance du marché du luxe de seconde main est bien supérieure à celle du neuf ».

 

Dans un contexte apparent « d’über-digitalisation » du commerce, pourquoi proposer un salon physique ? Envisagez-vous une expansion de votre modèle économique sur une plateforme digitale existante ou nouvelle ?

C’est justement dans ce contexte d’über-digitalisation que la rencontre physique avec les acteurs de ce marché du pre-owned devient cruciale. D’abord pour une question de confiance et de garantie d’authenticité de la montre que vous allez acheter en ligne. Les clients ont besoin d’être rassurés, et rencontrer les hommes et les femmes qui sont derrière ces plateformes, ces marques, ces détaillants, est très important pour établir la confiance indispensable à ce business.

Et puis ces montres restent des objets de passion, d’émotion, et rien ne vaut l’expérience de les essayer, de les toucher, de les voir et d’échanger autour de leur histoire.

 

Selon le cabinet Deloitte, 71% des dirigeants de l’horlogerie considèrent que le marché de la seconde main a une influence positive sur la valeur des marques. Comment ont-elles réagi à vos propositions ?

Toutes ont été très curieuses de l’initiative et globalement, enthousiastes. Toutefois, la plupart ne sont pas encore nécessairement prêtes à développer ce nouveau business. J’ai eu la chance de pouvoir convaincre quelques maisons pionnières sur ce sujet comme Richard Mille, Zénith ou encore Chronoswiss… de rejoindre l’aventure ReLuxury. D’autres belles maisons devraient nous rejoindre cette année.

 

Que pensez-vous du programme Certified Pre-Owned (C.P.O.) de Rolex ?

Je pense que c’est une très bonne initiative qui va dans le sens de rassurer le client et qui permet d’assainir le marché, ce qui profite à tout le monde. C’est un bel exemple de responsabilité donné par le leader incontesté de l’industrie.

Carte de garantie (de deux ans) et sceau Rolex attestant l’authenticité d’une montre d’occasion Rolex. @Rolex / Federico Berardi.

 

L'urgence climatique et l'exigence de transparence des nouvelles générations poussent les maisons de luxe à investir dans la durabilité de leurs produits. Vous affirmez même que le luxe a un « devoir d'exemplarité en la matière ». Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Les valeurs intrinsèques du Luxe sont la qualité, la pérennité, la transmission, la « réparabilité ». C’est Jean Louis Dumas, ancien Président de la marque Hermès qui disait « le Luxe c’est ce qui se répare ». Patek Philippe communique sur le fait que « une montre ne nous appartient vraiment jamais et que nous n’en sommes que les gardiens pour les générations futures ». Ces valeurs affichées par les maisons de luxe sont les fondements de la durabilité et d’une consommation plus durable et responsable.

Patek Philippe Aquanaut ref. 5060A. 1997. © # antoine.de.macedo
 
Ces maisons doivent être cohérentes avec leurs discours, leur positionnement et donc doivent faciliter et encourager le re-commerce, l’upcycling, le re-cycling de leurs créations, comme le fait très bien Hermès par exemple avec la collection Petit H.

« Les valeurs intrinsèques du Luxe sont la qualité, la pérennité, la transmission, la ‘réparabilité’ ».

 

Vous affirmez également que « pour les jeunes générations, consommer du neuf est synonyme d’irresponsabilité ». L’intérêt pour la deuxième main se limite-il aux générations Y et Z ?

La deuxième main pour les baby-boomers et la génération X est encore un peu « honteuse » car synonyme de qualité dégradée, ou de « manque de moyens pour acheter du neuf ». Pour les millenials et la Génération Z, ce n’est plus du tout le cas, au contraire, acheter neuf est irresponsable. C’est une génération beaucoup plus concernée et stressée que nous, par le réchauffement climatique, par leur avenir. La solution qui serait de ne plus consommer du tout n’est malheureusement pas envisageable sur le plan économique, c'est pourquoi l’achat de seconde main permet de se déculpabiliser de consommer, tout en se faisant plaisir.

« Pour les millenials et la Génération Z, acheter neuf est irresponsable ».

 

Les enquêtes tendraient à prouver que les continents asiatiques et américains seraient plus enclins à la deuxième main. Envisagez-vous de reconduire le salon ReLuxury à Genève ? Si oui, pourquoi ?

Effectivement, il semble que les cultures anglo-saxonnes soient plus disposées à l’achat de seconde main.

Nous avons prévu de reconduire Reluxury à Genève début novembre 2023, car il est important d’ancrer cette nouvelle initiative à Genève qui reste la capitale mondiale de l’horlogerie, où une clientèle internationale se rend annuellement, à l’occasion des ventes aux enchères et qui accueille les organisations internationales ainsi que les fameux Sustainable Development Goals (Ndlr : 17 objectifs pour 2030, définis par l’ONU, qui ambitionnent par exemple la fin de la pauvreté, l’accès aux soins médicaux pour tous, la protection de notre planète, l’égalité des genres…). Bien entendu, ReLuxury est amené à voyager en Europe et dans le monde.

 

 

Conclusion et considérations finales

  1. Le comportement des « enfants du numérique ». Le marché secondaire est très largement influencé par le comportement de ceux que les marqueteurs friands de classification ont baptisé les générations Y (nés entre 1980 et 1997) et les générations Z (nées entre 1997 et 2010). Selon le cabinet Deloitte, 48% des premiers et 37% des seconds « se sont dits susceptibles d’acquérir une montre de luxe d’occasion au cours des 12 prochains mois ». Un chiffre éloquent qui sera très difficile d’ignorer. Voir notre article Collectionnisme en ligne : le meilleur des mondes ?

  2. Rares montres neuves. Les longs confinements à répétition ont contraint l’industrie horlogère à la prudence. Les disponibilités en magasins ont très nettement été réduites, ce qui a probablement détourné vers le marché secondaire une clientèle lassée d’attendre.

  3. Maisons aux enchères très médiatiques. Les grandes maisons aux enchères ont pour beaucoup participé à l’engouement de la montre d’occasion. L’hyper-médiatisation, pour ne pas dire une mise en scène de leurs résultats, ont démontré que certains modèles pouvaient s’échanger deux, trois, voire quatre fois le prix de leur équivalent en neuf.

    Vacheron Constantin Patrimony Ref. 30110/000P-B108. Nº 2/10. Vendue par Christie’s le 8 décembre 2022. 163.800 US$ © Christie’s

     

  4. Investissement et spéculation. « 23 % des consommateurs achètent une montre pour investir ou la revendre » selon le cabinet Deloitte. Même si cette attitude semble plus ancrée aux Etats-Unis, en Asie ou au Moyen-Orient, ce chiffre ne reste pas moins, très expressif. « Nos consommateurs veulent savoir qu’ils achètent des actifs liquides qui conservent et prennent de la valeur, ce qui était un concept totalement étranger à l’industrie horlogère il y a cinq ans et qui est aujourd’hui, devenu incontournable », selon Ben Clymer, Fondateur de Hodinkee. Lire notre article "Âmes sensibles s'abstenir : la montre, valeur refuge ou investissement spéculatif?".

« Nos consommateurs veulent savoir qu’ils achètent des actifs liquides qui conservent et prennent de la valeur, ce qui était un concept totalement étranger à l’industrie horlogère il y a cinq ans et qui est aujourd’hui, devenu incontournable ».

 

  1. Solution hybride. Le tout digital ne recueille pourtant pas l’unanimité, tant s’en faut. Les principaux acteurs de la distribution horlogère semblent préférer une solution « hybride » entre magasins physiques et plateformes digitales. Le détaillant horloger suisse Bucherer propose ses montres de deuxième main en partenariat avec la maison aux enchères Sotheby’s, tandis que Philipps, autre incontournable du monde des enchères, s’est associé à la plateforme digitale chrono 24. Watchbox, géant américain de la vente en ligne, a ouvert plusieurs magasins physiques à New York et prévoit d’en ouvrir d’autres en Chine et en Europe.

  2. L’effet Rolex. La nouvelle est tombée en fin 2022. Le leader incontesté du marché horloger – la marque à la couronne – a décidé de garantir l’authenticité de toute montre Rolex ayant déjà été portée, sous condition d’être évaluée par un service technique agréé. Limitée au détaillant Bucherer, cette décision devrait s’appliquer rapidement, à l’ensemble des détaillants Rolex. Nul doute que d’autres marques devraient lui emboîter le pas.

  3. « Le luxe, c’est ce qui se répare ». En quelques mots, Robert Dumas, patron historique de la marque Hermès de 1951 à 1978 rappelait l’essentiel : l’horloger-rhabilleur continue à être la pierre angulaire du marché de la montre d’occasion. Seuls les services après-vente compétents pourront attester de leur authenticité et de leur bonne marche. Qu’ils soient indépendants ou rattachés à une marque, ces « restaurateurs » sont les seuls à détenir le pouvoir de redonner une nouvelle vie à une montre ayant déjà été portée. Et ce, pour le plus grand bonheur de son futur propriétaire.

 

Fabienne Lupo (au centre) en compagnie des différents partenaires du premier salon Reluxury inauguré à Genève le 4 novembre 2022.

 

Légende de la photographie de couverture:  Rolex Daytona 'Paul Newman Lemon' ref. 6264, datant de 1969. Montre vendue aux enchères le 9 décembre 2022 (lot 50) par Sotheby's. © Sotheby’s

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