Mécaniques astronomiques : un peu plus près des étoiles
Juillet 2022
La fascination qu’exerce les horloges astronomiques remonte peut-être, à notre enfance. Nous la devons probablement à ces nuits passées à observer le ciel, à déchiffrer ses lumières à la recherche d’un quelconque signe venu d’ailleurs. Une étoile filante nous émerveille tout autant que l’une des 84 constellations recensées : la « Grande Ourse », les « Voiles », la « Poupe » ou encore le « Petit Renard » évoquent dans l’imaginaire collectif un alphabet éternel, cosmique, en perpétuel renouvellement. Ainsi, lorsqu’un horloger se lance dans l’aventure de miniaturiser la trajectoire des planètes, afin de représenter la complexité de la voute céleste, le respect face au génie humain se mue en une admiration sans limites.
La course aux étoiles
L’Association des Horlogers et Créateurs Indépendants (AHCI) – fondée en 1985 par les horlogers Svend Andersen et Vincent Calabrese – recèle une concentration unique de 34 talents, originaires de 16 pays. Si vous souhaitez intégrer la liste des huit candidats actuels, sachez que vous devrez créer une œuvre horlogère et démontrer votre capacité à la produire dans son intégralité pour pouvoir incorporer la prestigieuse institution.
En avril dernier, l’exposition annuelle de l’AHCI - à Genève – a permis de rencontrer et d’échanger avec certains de ses membres, et bien entendu de s’extasier devant leurs œuvres singulières, à l’image de la « Svemir », une création pour le moins étonnante du bosniaque Miki Eleta.Détail de l’horloge astronomique “ Svemir ” (Univers), conçue par le créateur bosniaque Miki Eleta durant l’année 2020. La Terre se distingue au centre du mécanisme dont l’architecture générale s’inspire d’une sphère armillaire. Le Soleil tourne autour de la Terre, sur un axe elliptique. Sur ce modèle géocentrique, le Soleil est représenté par une petite sphère nacrée, placée à droite de la Terre. En revanche, un second mécanisme met en jeu six planètes dont la rotation autour du soleil respecte le modèle héliocentrique. Photo prise durant l’exposition genevoise de l’AHCI en avril 2022. © Hubert de Haro @HDH Publishing.
Son horloge astronomique, haute de 1850 millimètres, dévoile avec une troublante beauté, la synthèse scientifique, technique et artistique des actuelles connaissances. Elle réussit également la prouesse de synthétiser en un seul objet mécanique les deux courants historiques de la course des astres : le géocentrisme et l’héliocentrisme.
Son horloge astronomique, haute de 1850 millimètres, dévoile avec une troublante beauté, la synthèse scientifique, technique et artistique des actuelles connaissances.
Ce premier fait écho à la pensée scientifique dominante jusqu’à la Renaissance - la Terre se situe au centre de l’Univers – alors que le second s’impose plus tard grâce aux travaux de Copernic, Kepler et Galilée, et replace le Soleil au centre de l’Univers. L’œuvre de ce dernier, notamment, bien qu’applaudie par ses collègues de l’époque, ne manqua pas de s’attirer les foudres de l’Église catholique, fervente promotrice du géocentrisme. Pour exemple, citons les deux horloges astronomiques monumentales de Prague et de Strasbourg, fruits de leurs investissements (et justifient à elles-seules le voyage).
Sphères célestes et planisphères
Les scientifiques ont démontré que les astres s’éloignent les uns des autres à grande vitesse. Étayée par des milliers d’observations au télescope, cette réalité « objective et rationnelle » rentre en totale contradiction avec le sens commun. En effet, les étoiles que nous admirons lors d’une belle nuit d’été semblent immobiles. Elles composent un magnifique tableau vraisemblablement immuable, composé de milliers de points lumineux, et dont la toile aurait pris la forme d’une coupole colossale. Cette vision artistique nous comble, ainsi qu’aux horlogers. Ceux-ci, à l’instar des cartographes autrefois, transformèrent cette coupole aux trois dimensions en une représentation plane : le planisphère. L’obsession horlogère ne s’arrête cependant pas là. Alors que la position relative des étoiles nous semble fixe, le planisphère dans son ensemble évolue chaque jour, sous l’influence de la rotation de la Terre sur elle-même et autour du Soleil. Et c’est précisément à ce moment que les choses se compliquent pour l’horloger…
Télescope produit manuellement par Mark Thurstan-Turner et Paul Cruickshank-Inns. Les deux tubes optiques - F15 et F7, de 80 mm et de 102 mm respectivement – sont fabriqués en aluminium laminé à la main et doré à l’or 23,4 cts. © Leon Chew pour la revue Patek Philippe, Volumen IV, numéro 12. 2022.
Temps légal et temps sidéral
L’horloger (et le néophyte), la tête toujours dans les étoiles, observera que la position d’un astre donné sera légèrement différente d’une nuit sur l’autre. En d’autres termes, le temps légal conventionnel de 24 heures n’est qu’une approximation de la durée réelle de rotation de la Terre sur elle-même. La « vraie » journée sidérale dure en effet, 23 h 56 min 4,09 secondes, soit près de 4 minutes de moins que le temps conventionnel. Il n’en faut pas plus pour hanter nos horlogers en quête éternelle de précision absolue.
Le plus vieux planétarium connu au monde continue à fonctionner dans une modeste maison des Pays-Bas, dans le village de Franeker. Entre 1774 et 1781, Eise Eisiga a construit ce planétaire dans son salon, respectant scrupuleusement la marche des planètes, et à l'échelle étourdissante de 1 : 1 milliard, à savoir 1 mm est égal à 1 million de kilomètres ! Ce lieu surprenant est aujourd’hui visitable toute l’année. Réservation sur https://www.planetarium-friesland.nl/fr/. © Alastair Philiip Wiper pour la revue Patek Philippe, pp 32 -35, Volumen IV, numéro 7.
L’héritier de Jost Burgi
L’histoire des sciences a cela de merveilleux qu’elle nous révèle parfois, le parcours de personnes incontournables pour leur contribution à l’avancée des connaissances générales. Jost Bürgi (1552 – 1632), Suisse d’origine, autodidacte et pour beaucoup l’inventeur de la seconde, mériterait à lui seul une biographie. Rappelons qu’il a connu Tycho Brahe et a collaboré avec l’astronome Johannes Kepler, à la cour de l’empereur Rudolf II à Prague. Peu de temps auparavant, à Kassel, en 1592, il s’illustre par la présentation d’une première horloge solaire reconnue pour sa grande précision. Cette horloge reprend les premiers travaux de Copernic et par conséquent l’héliocentrisme. Bürgi atteindra l’apogée de ses connaissances astronomiques en réalisant, à Prague, six globes terrestres. L’un d’eux exposé aujourd’hui, au Musée National Suisse de Zurich, présente la prouesse mathématique de dessiner mécaniquement le parcours de plus de 1000 étoiles !
Pendule « Wiener Kristall-Globusuhr » construite par Jost Bürgi pour l’empereur Ferdinand II. Le mathématicien et horloger aurait consacré ses ultimes années de vie à l’élaboration de cette complication astronomique. Considérée comme son chef d’œuvre, elle se trouve aujourd’hui au Musée d’Histoire de l’Art de Vienne, en Autriche. © Kunsthistorisches Museum Vienna. Plus d’information sur le blog www. jostbuergi.com.
« Je crois que Jost Bürgi est un personnage dont on peut s’inspirer constamment. Si nous l’étudions pour l’ensemble de son œuvre, il fut probablement l’horloger le plus innovant de tous les temps.1 » Les mots de Dr. Ludwig Oechslin, adressés à Elizabeth Doerr pour son livre « Twelve Faces of Time, Horological virtuosos » (Teneues, 2010), traduisent le respect et l’admiration, venant de celui qui est considéré aujourd’hui comme un des grands maîtres horlogers et chercheur dans le domaine de la mécanisation des mouvements astraux.
« Je crois que Jost Bürgi est un personnage dont on peut s’inspirer constamment. Si nous l’étudions pour l’ensemble de son œuvre, il fut probablement l’horloger le plus innovant de tous les temps. » Dr. Ludwig Oechslin
A l’instar de Bürgi, rien ne destine Ludwig Oechslin à l’horlogerie, si ce n’est son immense curiosité. Son premier diplôme universitaire en poche (archéologie, grec et latin en 1978), il décide de devenir un apprenti horloger. Sa ténacité lui permet de rencontrer un maître à Luzerne, en la personne de Jorg Sporing. Dr. Ludwig Oechslin n’en revient toujours pas aujourd’hui : « il fut probablement le seul horloger qui pouvait m’accepter : un universitaire qui demande de devenir apprenti horloger n’était pas vraiment une démarche très orthodoxe1 ! »Dr. Ludwig Oechslin vu par le photographe Ralf Baumgarten pour le livre « Twelve Faces of Time, Horological virtuosos », Teneues, 2010.
Son approche artisanale durera six ans. Ludwig Oechslin sera alors amené à étudier et restaurer la formidable horloge astronomique commandée en 1725 par Dorothea Farnese von Pfatz-Neuburg, duchesse de Parme et Piacenza. Un travail considérable qui résonnera dans sa carrière professionnelle, tant et si bien qu’il reprendra ses études pour se voir décerner un doctorat en Philosophie et Sciences Naturelles. « Ce qui a été fondamental pour moi est l’analyse que j’ai dû effectuer de l’horloge de Farnese du Musée du Vatican. C’est une horloge extraordinaire, très compliquée, avec des rouages épicycloïdaux sur plusieurs niveaux. Ce qui est fascinant c’est que Bernardo Facini, le constructeur de l’horloge farnésienne, n’avait pas tous les outils mathématiques nécessaires1. »
Observation, étude et artisanat résument assez bien, la persévérance indispensable à l’horloger qui veut approcher la marche des astres. Le désormais Dr. Ludwig Oechslin illustrera ses qualités au travers de très nombreux développements pour la marque Ulysse Nardin au cours de deux décennies durant lesquelles il construira trois montres astronomiques fondamentales, l’Astrolabium Galileo Galilei en 1985, le Planétarium Nicolaus Copernicus en 1988 et enfin le Tellurium Joahnnes Kepler en 1992. La montre Blast Moonstruck, présentée au salon Watches & Wonder 2022, représente la digne héritière de ces années de recherche.
Montres Ulysse Nardin Tellurium Johannes Kepler, conçue par Dr. Ludwig Oechslin en 1992 et la Blast Moonstruck présentée au salon genevois Watches & Wonder en 2022. © Hodinkee et Ulysse Nardin.
Invenit et fecit
Sensiblement à la même époque, le jeune horloger François-Paul Journe, installé dans l’atelier parisien de son oncle, étudie et restaure. Lorsqu’il ne travaille pas, il découvre les mécanismes compliqués de Antide Janvier, horloger de Monsieur, frère du roi Louis XVI et futur Louis XVIII. Studieux, il participe à la restauration d’horloges astronomiques, notamment l’une des pièces maîtresses de la collection de leur client Lord Asprey. Nous pouvons supposer que ces années d’étude théorique, combinées à l'expérience aquise aura permis à François-Paul Journe de concevoir et produire sa montre de poche astronomique. La liste des fonctions est exceptionnelle : temps sidéral, équation du temps, calendrier annuel avec saisons, phase de la lune. Le tout est équipé d'un échappement à remontoir et tourbillon, ainsi que d'une minute avec régulateur. Le 14 novembre 1993, à l’Hôtel des Bergues de Genève, cette pièce unique trouvera acquéreur pour la somme de 182.250CHF lors la vente aux enchères Antiquorum.
Montre de poche astronomique signée « Journe, à Paris », datant de 1987. Fonctions : phase de la lune, temps sidéral, équation du temps, calendrier annuel avec saisons. Échappement à remontoir et tourbillon, ainsi que minute avec régulateur. Vendue le 14 novembre 1993 par la maison Antiquorum à l’Hôtel des Bergues à Genève pour 182.250CHF. © Antiquorum
Un hiatus long de près d’un quart de siècle sépare cette montre de poche du succès planétaire que sera la montre « Astronomic Blue », pièce unique, vendue aux enchères en 2019 au profit de l’organisation Only Watch. Le chiffre stratosphérique atteint de 1.8 millions de francs Suisse illustre la reconnaissance du public pour l’ingéniosité de François-Paul Journe à synthétiser les informations astronomiques essentielles, mais établit aussi un record absolu pour une montre sortie des ateliers d’une maison indépendante.
Le chiffre stratosphérique atteint de 1.8 millions de francs suisse illustre la reconnaissance du public pour l’ingéniosité de FP Journe à synthétiser les informations astronomiques essentielles.
Le soir même de la vente, l’horloger annonçait que « l’Astronomic » intégrerait la collection courante - pour le grand bonheur des collectionneurs. Ses 18 fonctions et ses 756 composants s’expriment dans un boîtier en or gris aux dimensions étonnamment modestes : 44 mm de diamètre pour 13,80 mm d’épaisseur.
Montre François Paul Journe « Astronomic Souveraine ». Calibre 1619 doté de 18 fonctions et complications. Boîte en acier de 44 mm pour une épaisseur totale de 13.7 mm. Cadran en or gris et argent guilloché blanchi.
S’ajoute à cela la grande lisibilité de l’heure sidérale affichée à 9 heures, un choix esthétique et technique qui n’est pas sans rappeler les prouesses de Louis-Abraham Breguet, et plus récemment celles de George Daniels et de sa montre « Space Traveler ». Cette dernière, produite en deux versions, sera vendue tout d’abord en 2017 pour 4.3 millions de dollars aux enchères et, deux ans plus tard, pour 4.6 millions de dollars.
L’horloger Roger Smith s’exprime sur les montres et horloges emblématiques de George Daniels.
Watches & Wonder 2022 célestiale
Après plus de deux ans sans contact physique avec les nouveautés, le salon Watches & Wonder 2022 a été le theatre d’émouvantes retrouvailles par l’écrasante majorité de 22.000 professionnels. Une ambiance de fête contenue (excusez l’oxymore) pouvait se faire sentir dans les couloirs feutrés, où les visiteurs naviguaient entre les stands de 38 maisons horlogères - jeunes créateurs y compris - rivalisant tous d’ingéniosité décorative.
La Grande Maison Jaeger-LeCoultre a pour sa part décidé de se concentrer sur les complications astronomiques, avec notamment l’envoûtante Atmos Hybris Mechanica Calibre 590, limitée à 10 pièces, les Master Hybris Artistica « Galaxia » (en or rose) et « Atomium » (en or blanc). Ces deux dernières éditions, limitées à 5 montres chacune, bénéficient d’une acoustique exceptionnelle, fruit de longues recherches menées par la Manufacture du Sentier.
Ces deux éditions, limitées à 5 montres chacune, bénéficient d’une acoustique exceptionnelle, résultat des recherches des dernières décennies, menées par la Manufacture du Sentier. © Jaeger-LeCoultre
Sur la vidéo que nous avons filmée à l’intérieur du stand JLC, la richesse du son, son volume et sa netteté parviennent même à couvrir la voix du journaliste vétéran allemand Giesberg ! © Hubert de Haro @ HDH Publishing.
Conclusion
Le thème abordé ici mériterait de plus amples développements. On pourrait par exemple présenter les chefs d’œuvres astronomiques des maisons Patek Philippe et Vacheron Constantin, toutes deux considérées comme des moteurs de la recherche technique fondamentale dans ce domaine. Nous aurions pu aussi citer la maison parisienne Van Cleef et Arpel qui a remporté le prestigieux Grand Prix de l’Horlogerie 2018, catégorie Ladies’ Complication, pour sa “Lady Arpels Planetarium”. Résultat de la collaboration avec l’horloger hollandais Christiaan van der Klaauw, cette pièce somptueuse de par sa technicité est tout aussi admirable par son interprétation chromatique. Un surprenant ballet planétaire pour une dimension aussi réduite. Qui dit mieux ? Faites vos jeux, rien ne va plus !
Pour en savoir plus :
1 DOERR Elizabeth, BAUMGARTEN Ralf, « Twelve Faces of Time, Horological virtuosos », Reneues, 2010.
KOVALEVSKY Jean, « Astronométrie », Encyclopædia Universalis. https://www.universalis.fr/encyclopedie/astrometrie.
MAILLARD Pierre, « Ludwig Oechslin, Dr. Less », Europa Star, Mars 2017.
ROONEY David, « Llévame à la luna para jugar con las estrellas », Revue Patek Philippe version espagnole, pp 14-19, Volumen IV, numéro 12. 2022.
SLX, « A Detailed Look the George Daniels Space Traveller I ». www. atchesbysjx.com, 2017.
STOCKS Christopher, WIPER Alastair Philip, « En lo Alto del cielo », Revue Patek Philippe, version espagnole, pp 32-35, Volumen IV, Numéro 7.
TheJourneGuy, « In-Depth: The F.P.Journe Astronomic Blue Prototype », www.thejourneguy.com, 2019.
Mots Clefs :
Horloge Astronomique, planétarium, constellations ; temps sidéral, équation du temps, François-Paul Journe, Jaeger-LeCoultre, Georges Daniels, Ludwig Oechslin, Ulysse Nardin, Van Cleefs 6 Arpels, Patek Philippe, Vacheron Constantin, Jost Burgi, Johannes Kepler.