Cabinet de curiosités manuscrites : la Bibliothèque Sabrier.
Contre toute attente, l’édition horlogère ne s’est jamais aussi bien portée. Rien ne semble parvenir à étancher la soif d’information d’une nouvelle communauté de curieux, de collectionneurs et d’investisseurs. Même les rééditions d’anciens ouvrages introuvables sont épuisées en quelques jours à peine. Autrefois réservé à une élite, le livre horloger rare a acquis le statut d’objet de collection culte, miroir du formidable essor contemporain de la montre mécanique. À Genève, rue de l’Arquebuse, la riche bibliothèque privée d’un historien érudit a trouvé refuge dans les ateliers d’un horloger, sauvegardée in extremis de la dispersion. Reportage.
Texte : Hubert de Haro / HDH Publising, janvier 2023.
Décors d’esthète. Au cœur même de la cité de Calvin, les ateliers des Montres Journe ont fière allure. Installés dans un immeuble classé datant de 1892, son architecture extérieure dégage une certaine sérénité et une assurance discrète. Un lieu de travail certes, mais à taille humaine, qui se limite à deux étages. À quelques pas de la vibrante place de Plainpalais, une fois franchie l’imposante porte vitrée, quelques marches en pierre nous séparent d’une grande salle baignée de lumière naturelle. Le pilier central est comme étreint par deux horloges monumentales : une pendule astronomique signée Constantin Louis Detouche (1810-1889) datée de 1855, et au dos, une deuxième – l’un des trois « régulateurs à résonance » conçu par Antide Janvier (1751-1835).
Au plafond, une fresque magistrale illumine la salle de ses couleurs chatoyantes : plusieurs « volvelles » - ces cartes utilisées pour l’astronomie et la navigation – dessinées et publiées par l’astronome Petrus Apianus dans son livre « Astronomicum Caesareum », se déploient solennellement sous nos yeux. Cette heureuse trilogie artistique fascine tout autant qu’elle invite à baisser la voix. C'est dans cet écrin singulier, expression d’un goût raffiné pour le beau, que le propriétaire des lieux, Monsieur Journe, a souhaité accueillir la bibliothèque spécialisée d'un ami de longue date : Jean-Claude Sabrier (1938-2014). Comme si ces précieux livres, documents, traités, essais et autres manuscrits, patiemment assemblés au cours de la vie d’un collectionneur avisé, formaient un seul et même corps avec les plus belles réalisations mécaniques et picturales des siècles passés.
Face à l'entrée de la Manufacture des Montres Journe, la bibliothèque Sabrier encadre la porte d'accès aux ateliers. Au plafond, détails de quelques cadrans astronomiques inspirés des travaux originaux de Petrus Apianus. © Montres Journe.
La longue décision de sauvegarder ce patrimoine unique aura été mûrement pondérée ; le 15 juin 2015, deux jours avant la vente aux enchères par la maison parisienne Drouot de la bibliothèque Sabrier, décédé à peine quelques mois plus tôt, Monsieur Journe acquiert les 273 lots, soit environ mille livres. L’investissement est conséquent mais ne décourage pas l’horloger qui expliquera plus tard1 :
« Je lui dois énormément et c’était la moindre des choses que de respecter sa mémoire en conservant dans son intégralité cet ensemble de documents, qu’il avait mis une vie à réunir et qui symbolise si bien le puits de connaissances qu’il était lui-même »
La collection d’une vie. Jean-Claude Sabrier débute sa carrière dans les années 1960 au Conservatoire National des Arts et Métier à Paris. Très vite, sa notoriété d’expert en matière d’horlogerie lui permet de contribuer à de nombreuses expositions thématiques dans différents musées français (Evreux, Rouen, Toulouse, Blois), suisse (le Musée International de l’Horlogerie) ou encore nord-américains (le Time Museum). C’est également un habitué de l’atelier de Michel Journe, un espace de restauration incontournable pour les grands collectionneurs de l’époque, tel Cecil « Sam » Clutton (1909-1990) ou encore le Dr. Eugen Gschwind. En 1977, il y rencontre le jeune horloger François-Paul, de vingt ans son cadet. La même année, le Musée International de l’Horlogerie lui décerne le prix Gaia pour ses contributions dans les recherches historiques. Il possède alors une vaste collection de livres, essais, traités et autres manuscrits, dont une partie provient directement de la bibliothèque personnelle de l’horloger Antide Janvier. Féru de livres anciens, Jean-Claude Sabrier va insuffler au jeune François-Paul le goût pour l’histoire de l’horlogerie, attrait qui ne quittera d’ailleurs jamais plus, ce dernier. Plus tard, il nous confiera2 :
« Personne n’imagine qu’un musicien désireux de créer sa propre musique ne s’intéresse ni à Mozart dit à Beethoven. Si quelqu’un s’intéresse à un sujet particulier, il recherche les origines, les sources ».
Invité par le fondateur de la maison aux enchères Antiquorum, Osvaldo Patrizzi, Jean-Claude Sabrier participe au succès des premières ventes horlogères en tant qu’expert et rédacteur de catalogues techniques. Il s’affirme encore comme un inlassable auteur d’ouvrages de référence, dont le dernier date de 2012, « La montre à remontage automatique du 18e au 21e siècle ». Sa connaissance approfondie de l’œuvre d’Abraham-Louis Breguet (1747-1823) lui permet également de devenir le consultant personnel de Nicolas G. Hayek (1928-2010), fondateur du Groupe Swatch (propriétaire actuel de la marque Breguet).
Extrait d'un traité manuscrit de Ferdinand Berthoud. © Montres Journe.
Savants, instructifs ou pédagogiques, leur lecture nous projette dans un univers passionnant au cours de laquelle les horloges de Marine se perfectionnent devant nos yeux, selon qu’il s’agit de mathématiciens, physiciens ou horlogers européens. Leur créativité débridée donnera naissance, par exemple, à un nombre incalculable de nouveaux échappements.
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L'horlogerie contemporaine n’aurait pas atteint son degré de maturité technologique sans le « Longitude act ». Cette frénésie créative illustre à elle seule, l'Esprit des Lumières qui anima toute l’Europe au XVIIIe siècle. Jean-Claude Sabrier rédigera, en toute logique, en 1994 « La longitude en mer à l’heure de Louis Berthoud et Henri Motel », ouvrage distingué par l’Académie de la Marine française.
Cinema paradiso. La bibliothèque savante de Jean-Claude Sabrier regroupe également une compilation des rapports des jurys relatifs aux “Expositions Universelles” parisienne. Les feuilleter nous projette soudain dans une vaste de salle de cinéma qui nous fait revivre une effervescence industriel inouïe en noir et blanc. Le hasard de notre lecture nous transporte en 1823, le 25 août précisément. Le rez-de-chaussée du palais du Louvre accueille alors la cinquième “Exposition des produits de l’industrie française”. Les proportions de ce salon hors normes sont titanesques : 1’762 entreprises réparties par secteur d’activité, dans 52 salles. Le visiteur avide de nouveautés pourra y découvrir les tous derniers modèles de « chauffage et éclairage » (salle nº13), « cuirs et peaux » (salle nº17), « instruments de Musique » (salle nª18), « soie et soieries, bonneterie, chapellerie » (salles nº 31 à 33), « bijouterie, tabletterie, coutellerie, armes » (salles nº 36 à 38) ou encore « verrerie, cristallerie » (salle nº 3).
La salle nº35 est dédiée à l’ « horlogerie fine et ornée ». On y rencontre les vitrines des horlogers Antide Janvier (nº 1619), Lépine (nº1574), Perrelet (nº 1598), et du jeune Onésiphore Pecqueur (nº1093).
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Quant à l’horloger Rieussec, il présente une montre de son invention qu’il appelle un chronographe et qu’il décrit en ces termes :
« Le chronographe a la forme et le volume d’un gros chronomètre de poche. Le cadran est mobile autour d’un axe perpendiculaire à son plan et passant par le centre. Le chronographe étant en mouvement, si un observateur veut noter le commencement d’un phénomène, il presse un bouton avec le doigt, et, à l’instant même, une petite plume ou pointe métallique (…) marque, sur la division du cadran, un point qui fait connaître d’abord la seconde entière ».3
Ce rapport datant de 1824, comme tant d’autres, sont les témoins saisissant d’une époque et de son contexte social. Au fil des pages, des horlogers passés à la postérité s’animent et gagnent vie devant nos yeux. Leurs espoirs, leur défaites cristallisent une atmosphère féconde et passionnante. Cet étrange pouvoir d’évocation du passé ne laissera pas le curieux insensible.
Mais à qui d’autre une bibliothèque horlogère peut-elle être utile ? Pour répondre à cette question, nous invoquerons l’horloger Ferdinand Berthoud, probablement l’auteur le plus prolifique de sa génération. Deux siècles écoulés, son opinion conserve toute son acuité et sa clairvoyance. Pour lui, il ne fait aucun doute que la littérature horlogère se doit avant tout « d’être utile aux Artistes (NDLR : les horlogers), en leur présentant des notions simples, et cependant suffisantes, sur la succession des inventions et découvertes qui font la base de l’Art de l’Horlogerie ». Puis « L’Histoire de la mesure du temps peut être également intéressante pour les personnes qui aiment et cultivent les Sciences et les Arts, et qui désirent acquérir des lumières sur cette partie importante de la Mécanique, qui réunit en elle tout ce que la sagacité humaine a inventé de plus subtil et de plus varié ». Enfin, Berthoud revendique également la reconnaissance publique des authentiques inventeurs, s’érigeant ainsi en pionnier, protecteur des « droits d’auteurs » : « un point de vue également important (...)est celui de faire servir l’Histoire de la mesure du temps, d'Archives dans lesquelles on a déposé les principaux titres des inventeurs, afin de pouvoir recourir au besoin lorsque de prétendus inventeurs y oseront publier sous leur nom des productions déjà connues ».4
Rare manuscrit de Pierre Le Roy. © HDH Publishing.
Conclusion. Quelques bibliothèques horlogères privées ont été préservées miraculeusement à la faveur de la volonté et de la ténacité de mécènes, à l’image de Monsieur Journe, ou encore de la famille Stern et du Patek Philippe Museum. De tels investissements désintéressés nous renvoient à la nature même de ces traités : la transmission d’un savoir pour les générations futures. Aujourd’hui, de nouvelles technologies nous permettent d’aller toujours plus loin, en digitalisant systématiquement l’ensemble de ces œuvres capitales pour l’essor de l’écosystème horloger mondial – écoles professionnelles, industriels, collectionneurs ou média. C’est précisément ce que propose la fondation « Watch Library » qui, pour ce faire, devra aussi compter sur la coopération des bibliothèques privées.
Lettre manuscrite de l'horloger Louis-Abraham Breguet suivie du livre "Les montres sans clef" de Philippe Adrien . © Montres Journe et HDH Publishing.
Pour terminer, rappelons que l’histoire de l’horlogerie recèle heureusement de merveilleux exemples de pure altruisme, d’actes tout à fait dénués d’objectifs mercantiles, réalisés dans l’intérêt de la communauté dans son ensemble. C’est le cas de l’horloger Antide Janvier, qui recevra en 1824 un rappel de sa médaille d’or de 1806. Le jury accompagnera la récompense des mots suivants:
« A l’exposition de 1806, M. Janvier obtint une médaille d’or. En reconnaissant qu’il est de plus en plus digne de cette récompense, le jury croirait ne lui avoir rendu justice qu’à moitié, s’il n’ajoutait pas que, par son influence et par ses conseils désintéressés, M. Janvier rend journellement des services signalés à ses jeunes émules. Personne n’est plus érudit que lui : en traduisant les ouvrages des plus grands maîtres, il a fourni aux horlogers peu versés dans la connaissance des langues anciennes les moyens d’étudier ces ouvrages ; il calcule la denture des rouages pour tous ceux à qui les mathématiques ne sont pas familières ; il est le conseil et l’appui de tous les jeunes artistes doués de quelque talent, et, ce qui n’est pas moins utile, leur censeur sévère quand ils s’égarent. Le jury pense que personne n’a plus contribué que M. Janvier à porter l’horlogerie française à l’état de prospérité où elle est actuellement parvenue ».3
De gauche à droite: Jean-Claude Sabrier, George Daniels et François-Paul Journe, en visite rue de l'arquebuse, dans les ateliers des Montres Journe. © Montres Journe.
Pour aller plus loin
Notes :
1ARM (Jean-Philippe), « Dans l’intimité des Anciens ». Revue Watch Around nº 22, automne 2016.
2DE HARO (Hubert), « La force tranquille, interview de François Paul Journe ». Revue Espiral do Tempo nº 26, automne 2007.
3HERICART DE THURY (Louis-Etienne) et MIGNERON (Pierre Henri), « Rapport sur les produits de l’industrie française, présenté, au nom du jury central ». Imprimerie Royale, Paris, 1824.
4 BERTHOUD (Ferdinand), « Histoire de la mesure du temps ». Imprimerie de la République, Paris, 1802. Disponible en ligne et dans son intégralité ici.
Quelques exemples d’ouvrages de la bibliothèque Sabrier :
BERTHOUD (Ferdinand), « Histoire de la mesure du temps ». Imprimerie de la République, Paris, 1802. Disponible en ligne et dans son intégralité ici.
DANIELS Georges, « The Art of Breguet ». Réédité par Philip Wilson Publishers Ltd, 2021.
EARNSHAW (Thomas), « A Description with Plates of the Time-Keeper invented by the late Mr Thomas Mudge, a Narrative ». 1808.
HUYGENS (Christian), « Horologium oscillatorium ». Paris, 1673. Disponible en ligne et dans son intégralité ici.
JURGENSEN (Urban), « Principes généraux de l’exacte mesure du temps par les horloges ». Paris, 1805. Disponible en ligne et dans son intégralité ici.
LECOULTRE (François), « Les montres compliquées ». Édition Simonin, 2013.
MOINET (Louis), « Le nouveau traité général d’horlogerie pour les usages civils et astronomiques ». 1848. Disponible en ligne et dans son intégralité ici.
PHILIPPE (Adrien), « Montres sans clef ». Édition Eugène Lacroix, Paris, 1863.
THIOUT (L’ainé), « Traité de l’horlogerie mécanique et pratique ». Paris, 1741. Disponible en ligne et dans son intégralité ici.