Gérald Genta, l'improbable consécration.
Texte : Hubert de Haro / HDH Publishing.
Cette fin d’année offre l’occasion de revisiter le riche héritage légué par Gérald Genta (1931-2011), artiste et designer horloger. Les commémorations du modèle phare de la maison Audemars Piguet – la Royal Oak -, ainsi que l’envolée des prix de la Patek Philippe Nautilus sur le second marché, deux montres dessinées par le designer, expliquent en partie, l’intérêt actuel pour cette personnalité hors normes. De son côté, l’association The Gérald Genta Heritage – dirigée par son épouse Evelyne Genta - a organisé, le printemps dernier, la vente aux enchères d’une sélection de 100 dessins originaux. Retour sur l’œuvre prolifique et l’impact transversal majeur de « l’électron libre » Genta.
Intarissable abondance
« À l'heure du dîner, mon père apportait au moins un dessin. Si vous aviez la malchance de préférer celui de la veille, il se mettait inévitablement dans une colère noire. Pour lui, sa dernière esquisse était la meilleure », se remémore la fille de l’artiste, Alexia Genta, au micro de Dave Sergeant, pour le podcast Scottish Watches. Au fil de l’échange que l'on imagine le sourire aux lèvres, se dessine le portrait d'un artiste totalement dévoué à la couleur. Influencé par Marc Chagall (1887-1985) et Pablo Picasso (1881-1973), Gérald Genta nourrit une imagination fertile, sans jamais se départir lors de nombreux voyages, de ses pinceaux, aquarelles, gouaches et bien évidemment de sa règle et de son compas. « Toute sa vie », rappelle son épouse, « la peinture a été sa passion, au point d’affirmer qu’il voyait la vibration des couleurs. Lorsque notre distributeur Hour Glass de Singapour l’a qualifié de Picasso de l’horlogerie, je crois ne jamais l’avoir vu aussi heureux.
« Toute sa vie, la peinture a été sa passion. Lorsque notre distributeur Hour Glass de Singapour l’a qualifié de Picasso de l’horlogerie, je crois ne jamais l’avoir vu aussi heureux. » Evelyne Genta.
Chacun forgera sa propre opinion sur l'immense œuvre picturale de Gérald Genta, dont une sélection 100 œuvres originales a été proposées ce printemps à la vente par la maison aux enchères Sotheby’s, en partenariat avec l’association Gérald Genta Heritage. Judicieusement présentée à Genève, Hong Kong et New York entre février et avril 2022, la vente « Gérald Genta Icon of Time » a atteint, selon nos calculs, un total de 2,45 millions d’euros. Les originaux des prototypes de la Royal Oak (1972) et de la Nautilus (1976) ont atteint à eux seuls, la moitié de la valeur totale, soit respectivement 574.000 euros et 674.000 euros.
Légende : croquis des premiers prototypes, signés Gérald Genta, pour les modèles Audemars Piguet Royal Oak (1972) et Patek Philippe Nautilus (1976). Vendus par Sotheby´s, à Genève, en février 2022 pour 564.500 francs suisses (Royal Oak), et à Hong Kong, en avril 2022, pour 5.670.000 HKD (environ 674.000 euros ; Nautilus). © photo Hubert de Haro lors du salon « Watches & Wonder », édition 2022.
Et pourtant, cette reconnaissance posthume unanime dissimule une carrière jalonnée de difficultés. Précurseur dans les années 50, il fait peu à peu évoluer la profession de « styliste » dont se revendiquent ses collègues, Jean-Claude Gueit de Piaget et Jean-Daniel Rubeli de Patek Philippe (le dessinateur entre autres de l’Ellipse). Il ne cèdera jamais sur aucune de ses convictions et défendra farouchement, son indépendance si durement acquise.
Un nouveau répertoire
Né le 1er mai 1931 de mère suisse et de père piémontais, Gérald a grandi à Turin, en plein fascisme mussolinien. À cette époque, il découvre, selon ses propres mots, "le vrai goût de la pauvreté". Comme beaucoup d’autres dans son cas, on imagine que la peur de manquer le hantera longtemps, et cimentera probablement à jamais, son indéfectible esprit d’indépendance. Sa famille émigre en Suisse où il réalise son apprentissage chez un joaillier et suit en parallèle des études d’orfèvrerie et d’Arts Décoratifs. Recruté par la société Universal Genève, il se distingue à l’âge de 23 ans à peine, par son dessin de la montre Pôle Router (ou Polerouter).
Cela sera son premier et dernier emploi de salarié.
Alors que la branche horlogère subit de plein fouet, les effets dévastateurs du quartz, Genta décide de vivre de son art. Son intuition lui fait entrevoir tout le potentiel d’une nouvelle profession à inventer : celle de designer horloger. Chaque refus, chaque désillusion le rend plus fort ; son enfance lui a enseigné les chemins de traverse. Il crée et peint quotidiennement une nouvelle montre et propose ses créations pour 10 francs suisses. Si les archives de nombreuses marques horlogères conservent encore certains de ces dessins, son épouse Evelyn estime qu’il aurait imaginé et dessiné un total de cent mille montres.
Il crée et peint quotidiennement une nouvelle montre et propose ses créations pour 10 francs suisses.
L’étincelle royale
À force de ténacité, Genta éveille l’attention de la grande manufacture de Bienne : Omega. En 1959, le jeune styliste revisite la collection Constellation grâce à laquelle il acquiert ainsi ses premières lettres de noblesse. Sa carrière est définitivement lancée.
Et puis la carrière du designer s’accélère soudain, à la faveur d’un curieux appel téléphonique : « Monsieur Genta, nous avons une distribution qui nous demande une montre sport en acier qui n’existe pas. Il me faut un dessin pour demain » lui aurait demandé Georges Golay (1921-1987), CEO d’Audemars Piguet.
« Monsieur Genta, nous avons une distribution qui nous demande une montre sport en acier qui n’existe pas. Il me faut un dessin pour demain. »
Au terme de longues négociations, ce dernier vient de célébrer un contrat avec la Société Suisse pour l’Industrie Horlogère (SSIH) à qui il confie la commercialisation exclusive des montres Audemars Piguet. La SSIH représente alors 20 marques dans 160 pays soit 1500 détaillants.
Georges Golay bénéfice alors des précieux conseils de professionnels aguerris à la commercialisation de l’horlogerie suisse sur leurs marchés respectifs. Trois d’entre eux vont donc formuler une requête très précise, à l’origine de l’appel téléphonique de Georges Golay à Gérald Genta. Il s’agit de Carlo de Marchi, de la société turinoise Italomega, de Charles Bauty (Gaméo, Lausanne), et enfin de Charles Dorot de l’entreprise parisienne Brandt Frères. Le trio fait pression sur la direction d’Audemars Piguet pour développer une toute nouvelle montre sport en acier. Le reste appartient à la légende ou à la réalité… Genta aurait esquissé le prototype complet de la Royal Oak référence 5402 en une seule nuit. L’inspiration lui serait venue, selon les propres mots du designer, d’un souvenir d’enfance : la « pose d’un scaphandrier sur un homme, sur le pont de la machine à Genève ».
La montre est présentée à la foire de Bâle, au stand nº 1545 d’Audemars Piguet, le 15 avril 1972. Ses nouveaux codes stylistiques surprennent et divisent les visiteurs. Georges Golay, très probablement à l’instigation de ses trois distributeurs, lançait une première production de 1000 montres, un chiffre astronomique pour une société réputée pour ses montres compliquées, à petites séries. Les dés étaient jetés, rien n’allait plus !
Légende : en haut, tableau résumant toutes les ventes Royal Oak, modèle 5402, de 1972 à 2002. En bas, montre personnelle Gérald Genta en acier et or, gravée au dos de la boîte Nº C1556. Vendue par Sotheby’s le 10 mai 2022 (lot 72) pour 2.107.000 francs suisses (2.130.630 euros environ). © archives Audemars Piguet et photo de la montre par Hubert de Haro lors du salon « Watches & Wonder », édition 2022.
Or, le lancement commercial de la Royal Oak consacre Genta comme le grand designer du moment. Les projets se suivent alors, à un rythme effréné. Le style Genta se propage dans toute l’industrie horlogère des années 70 : la Patek Philippe Nautilus en 1976, l’Ingénieur IWC la même année, la Bulgari Bulgari un an plus tard et de nombreux dessins encore pour Vacheron Constantin et Cartier. Une véritable boulimie artistique le pousse à établir sa propre marque dès 1969 où il exprimera comme peu d’autres, une totale liberté créative.
Une véritable boulimie artistique le pousse à établir sa propre marque dès 1969 où il exprimera comme peu d’autres, une totale liberté créative.
La collection Gérald Genta
Une fois de plus, Gérald Genta devra faire preuve de persévérance et d’inventivité. Il crée la surprise en développant plusieurs complications horlogères.
Il apporte ainsi la preuve indéniable que l’artiste peintre possède une vision horlogère inattendue. Et c’est bien là que réside le paradoxe du « Gentaïsme » : si Genta est aujourd’hui unanimement reconnu comme l’inventeur de la montre sportive élégante, il fut toutefois âprement critiqué de son vivant.
C’est bien là que réside le paradoxe du « Gentaïsme » : si Genta est aujourd’hui unanimement reconnu comme l’inventeur de la montre sportive élégante, il fut toutefois âprement critiqué de son vivant.
Pour s’en convaincre, il suffira de relire l’article consacré à « l’affaire Genta », publié en 1984 dans Europa Star. Cette année-là, le designer défraye la chronique au salon horloger de Genève avec sa collection « Disney ». Considérées déplacées par le comité du salon, celui-ci décide de retirer les montres Mickey Mouse et autre Panthère Rose, des vitrines de l’exposant. Le designer, ulcéré, se serait exclamé, avant de claquer la porte : « Disney procure plus de joie au monde entier que toute la branche horlogère réunie. Il n’y a ici pas de place pour qu’un artiste puisse s’exprimer ». Paradoxalement, et après quatre décennies, Bulgari, actuelle propriétaire de la marque Gérald Genta, a présenté cette année une montre Mickey Mouse en hommage au designer…
Légende : deux montres de la marque Gérald Genta, produites par la maison Bulgari, en hommage à deux modèles emblématiques du designer : à gauche, une heure sautante (2019) et à droite une édition limitée à 150 pièces Disney Mickey (2021) au prix de 16.500 euros. © www.geraldgenta.com/.
Notes finales et réflexions
- Avec la création de la première montre élégante acier sur bracelet acier dans les années 70, Gérald Genta est entré au panthéon des personnalités horlogères incontournables du XXe siècle. Le style « sport élégant » ou encore « sport-chic » a très largement perduré jusqu'à aujourd’hui.
- Les origines piémontaises de Genta, le rôle joué par l’importateur Carlo de Marchi dans la genèse de la Royal Oak ou encore le nombre et la vitalité des grands collectionneurs italiens démontrent l’influence déterminante de ce pays sur le design horloger du XXe siècle. Une certaine idée de la culture, du patrimoine, de l’esthétique, et pour tout dire du beau a durablement modelé l’horlogerie pendant des décennies.
- Gérald Genta est aussi unanimement reconnu comme le père spirituel des designers horlogers. Il a en effet démontré qu’un artiste peut concilier l’abstraction de l’œuvre picturale avec une vision pratique de « constructeur » technique horloger. Un syncrétisme esthétique, comme un trait d’union entre deux mondes autrefois inconciliables.
- Un dénominateur commun traverse l’abondante production de Genta : sa vivacité stylistique s’est avant tout exprimée dans des dessins de montres de forme : octogonales, hexagonales, à ellipses, allongées, carrées… En prenant le contre-pied de la montre ronde, il a provoqué les « bien-pensants », comme si le rond symbolisait une vision monotone des arts et de la vie, un déjà-vu insupportable à cet enfant terrible.
-
Gérald Genta représente l’esprit même de l’artisan indépendant. Son parcours individuel est d’autant plus pertinent aujourd’hui, que certaines maisons ont décidé de développer en interne, des départements d’artisanat et de métiers d’art. Toutefois, il est fort à parier que la créativité et la liberté individuelle des talents recrutés dans ces nouvelles structures se trouvent étouffées. Il s’agit bien du principal légat de cet extraordinaire entrepreneur : malgré toutes les difficultés, l’indépendance des artistes et des artisans est possible, légitime et même recommandée si l’horlogerie de demain souhaite encore risquer l’innovation.
Légende : aquarelle, gouache et crayons de couleurs. Œuvre signée Gérald Genta pour une pendulette joaillerie (à droite) dite « éléphants ». Vers 1990. Or rose, or jaune, cristal de roche, nacres, émeraudes, rubis, diamants. © photo Hubert de Haro lors du salon « Watches & Wonder », édition 2022.
Laissons le dernier mot à Jean de Loisy, actuel directeur des beaux-arts de Paris, à l'initiative du Podcast L'art et la matière :
« Ils empruntent des chemins qui n'existent pas, Ils utilisent des formes et des mots inconnus, Ils transforment ce que nous savons du monde, ce sont … les artistes ».
Légende de la première photgraphique:
Aquarelles, gouaches et crayons de couleurs. Œuvre signée Gérald Genta pour le projet d’une pendulette joaillerie en or, saphir et lapis lazuli avec la fonction calendrier perpétuel. Socle en cristal de roche. Vers 1986. Original de l’esquisse vendu par Sotheby's en février 2022 (lot 13), pour 6.930 francs suisses (environ 7.000 euros). © photo Hubert de Haro lors du salon « Watches & Wonder », édition 2022.
Bibliographie :
Audemars Piguet Chronicles, « La naissance d’une Icône », 2022.
FOULKES Nicholas, « Watch list : Gérald Genta’s most sought-after designs to go under the hammer », Financial Times, Décembre 2021.
FOULKES Nicholas, « How Gérald Genta created the grail watch », GQ, Novembre 2019.
MAILLARD Serge, « When Gérald Genta challenged the watchmaking establishment », Europa Star, Avril 2020.
Sothebys, « Gérald Genta Icon of Time », 2022.
WatchesTV, « Discussing The Legacy of Gérald Genta with Mrs Évelyne Genta », 2022.