Olivier Laesser, le dompteur d’échappements. Rencontre.
De belles échappées
Or les arts mécaniques échappent semblerait-il, à cette règle. Le balancier-spiral, dont la fonction est d’épauler l’échappement pour dompter la force des engrenages, conserve son ergonomie depuis sa conception et sa première utilisation, le 30 janvier 1675. Ainsi, le mécanisme de toute montre, quelle qu’elle soit, s’arrête et reprend aussitôt entre 6,8 ou même 10 fois par seconde. Les spécialistes utilisent le terme d’oscillation, exprimée en Hertz. On dit ainsi d’un mouvement mécanique qu’il bat à 4 hertz, lorsqu’à chaque seconde, nous entendons 4 fois « tic-tac ». Cet arrêt brutal de la force motrice, à intervalles courts, entraîne un nombre incalculable de difficultés. Un peu comme si, au volant de votre véhicule, vous deviez freiner et accélérer, quatre fois par seconde, soit huit actions au total…c’est pourtant ce que nous exigeons d’une montre mécanique, 24 heures sur 24, sur des décennies.
Tout horloger vous confirmera qu’une quantité non négligeable d‘énergie d’un mouvement mécanique se perd à l’échappement, cet organe au « tic-tac » si caractéristique, ce qui justifierait son appellation.
Entretien avec Olivier Laesser
Hubert de Haro (HDH) : À quel public s’adresse votre livre et quels ont été les premiers commentaires des lecteurs et/ou des acteurs de l’industrie horlogère ?
Olivier Laesser (OL) : « À l'origine, le livre s'adresse aux historiens, techniciens, ingénieurs et scientifiques actifs dans l'horlogerie. C'est ce que nous avons convenu avec Antoine Simonin, mon éditeur. Et je crois que la mission est accomplie puisque les échos proviennent de personnes de profils très différents. Dans un premier temps, j'ai reçu beaucoup de commentaires saluant le travail effectué. Par la suite, les remarques se sont affinées. La plus agréable que j'ai reçue est celle d'un professeur au CIFOM (NDLR : Centre Interrégional de Formation des Montagnes neuchâteloises - École Technique Le Locle) qui m'a dit utiliser mes schémas "primitifs" pour expliquer les principes de la transmission d'énergie dans l'échappement. »
« J'ai alors constaté que ce qui avait mené les horlogers à autant d'inventivité était aussi important sinon plus que les inventions en soi.»
HDH : La méthode dite des “enveloppes” est particulièrement fascinante. D’où vous en est venue l’inspiration?
Le lecteur pourra s'amuser (qui sait, avec les enfants?) à suivre, pas à pas, la méthode dite "des enveloppes". Assez surprenante, elle vous permettra de dessiner le contour - appelé aussi "profil" - idéal d'une dent dont las fonction est d'engrener avec une première fixée sur une roue. Page 244. © Olivier Laesser.
HDH : La cohésion graphique de l’ensemble des illustrations est remarquable. Elle facilite la compréhension de chaque échappement tout en laissant le lecteur lui-même libre de se prêter au jeu des comparaisons. Avez-vous à vous seul élaboré ces centaines de schémas?
OL : « Merci pour le compliment. Oui, j'ai construit chaque mécanisme en faisant bien attention à ce qu'ils fonctionnent au moins sur le papier.
« Mes illustrations entraînent, je l'espère, le lecteur à porter son attention sur ce qui fait d'un échappement, ce qu'il est et non ce à quoi il ressemble.»
Je les ai surtout construits pour qu'ils facilitent la compréhension. Je vous donne un exemple : Si vous illustrez un échappement de pendule à 30 dents sur une image de 148x105 mm, vous ne verrez pas quelle dent touche quelle palette, ni si elle la touche par-dessus ou par dessous, encore moins si elle appuie sur un repos ou sur une impulsion. À la rigueur, vous ne pourrez même pas dire objectivement, dans quel sens tourne la roue. Avec un échappement fonctionnant de la même manière mais disposant d’une petite dizaine de dents, vous voyez immédiatement comment la roue et l'ancre collaborent. Et vous avez raison, ça entraîne, je l'espère, le lecteur à porter son attention sur ce qui fait d'un échappement, ce qu'il est et non ce à quoi il ressemble. »
Modèles de démonstration de l'échappement à détente-ressort. La paternité de cette invention notoire a été disputée par John Arnold (1736-1799) et Thomas Earnshaw (1749-1829) devant les tribunaux britanniques. L'échappement à détente continue à séduire : il a été utilisé par l'autodidacte Maciej Miśnik, vainqueur du concours 2022 des jeunes talents (Young Talents). Pages 343 et 344.© Olivier Laesser.
HDH : La modestie de votre épilogue vous fait honneur. En assumant l’échec de votre "échappement à double impulsion primitive", vous partagez avec le lecteur une impression qui sous-tend l’ensemble de votre ouvrage : chacun des près de 150 échappements évoqués et décrits (à cylindre, à repos frottant à roue de rencontre, à détente, à virgule…) semble être le fruit de la rencontre heureuse du génie humain avec une bonne dose de chance. Même si le travail augmente inévitablement la chance, croyez-vous que le hasard fait bien les choses en horlogerie?
OL : « J'y crois dur comme fer ! Des 150 échappements illustrés et des quelques autres centaines qui existent, voyez combien ont été vraiment utilisés. On compte tout au plus une dizaine d'échappements ayant été réellement exploités sur de longues périodes et par de nombreux horlogers. Dans l'ensemble il semblerait bien que la chance ait son importance. Cela dit, des pointures telles que Robert Hooke, Thomas Mudge et Pierre Le Roy, ou encore Galilée et Christian Huygens on fait avancer l'horlogerie moins par hasard que par talent. »
HDH : Certains trouveront un intérêt historique dans les aventures parfois invraisemblables des découvertes horlogères - le balancier-spiral de Huygens ou la longitude pour n’en citer que deux -, d’autres, une précieuse source d’informations pour le développement de nouveaux échappements. Quel intérêt principal voyez-vous à la lecture de votre ouvrage ?
OL : « Certains lecteurs trouvent de l'intérêt à rechercher un échappement, un personnage particulier comme ils le feraient dans une encyclopédie. Avec le recul, je crois que les axes historiques, techniques et scientifiques selon lesquels j'ai construit mon récit sont indissociables. Si vous voulez mon avis, il faut lire ce bouquin de bout en bout pour en tirer vraiment quelque chose. »
HDH : Et si c’était à refaire… le referiez-vous ?
OL : « Jamais ! »
Une dernière question à l’éditeur :
HdH: En tant qu’éditeur et donc, à l’origine du projet, qu’attendiez-vous de cet ouvrage et quelles ont été les réactions des lecteurs ?Antoine Simonin: « J’avais un rêve, éditer un livre qui retrace l’histoire et l’évolution des échappements. Bien sûr, la littérature sur ce sujet est importante, mais rien n’existait qui donne une vue globale de cet aspect spécifique.
Dans ma vie professionnelle en tant qu’enseignant en horlogerie, j’ai bien sûr toujours été confronté à la question des échappements. En dialoguant avec mes élèves, qu’ils soient apprentis, horlogers aguerris ou enseignants, force était de constater que le plus souvent, ils n’avaient aucune idée de l’évolution historique des échappements et des finesses de leur fonctionnement. C’était donc pour moi, une lacune importante et en tant qu’éditeur, j’ai toujours souhaité pouvoir la combler.
En rencontrant Olivier Laesser j’ai su qu’il serait la personne idéale pour relever ce défi, lui qui avait été applaudi pour sa thèse “Analyse, synthèse et création d’échappements horlogers par la théorie des engrenages” dans le cadre du Laboratoire de conception micromécanique et horlogère, EPFL-STI-IMT Instant-Lab.
Je ne peux que me réjouir du travail qu’il a accompli et de l’approche innovante de son concept : réunir les échappements par famille, ce qui pose une nouvelle base de compréhension. De plus, l’introduction de chacun des 20 chapitres est dédié à l’histoire des échappements depuis le XVIIe siècle à nos jours. Cette partie peut se lire comme un roman puisqu’on fait connaissance de toutes les aventures, les mésaventures, les épreuves, les joies et les peines de tous ceux qui se sont confrontés aux échappements.
Le livre nous a valu de nombreuses félicitations et c’est réjouissant de voir que les commandes sont même arrivées d’Angleterre, d’Australie, du Japon, de Chine et des USA bien que le livre n’existe qu’en langue française.
Bravo Olivier, tu as réalisé mon rêve et je suis donc un éditeur heureux. »
Notes finales :
Ce dernier schéma regroupe quatre échappements libres à impulsion directe (sur coin supérieur gauche, dans le sens des aiguilles d'une montre) : 1. Robert Robin, 2. Antoine Tavan, 3. Inconnu et 4. Georges Daniels "Co-axial" breveté en 1979 et utilisé aujourd'hui dans les montres Omega. Page 438. © Olivier Laesser
Pour y voir plus clair dans ce vaste labyrinthe, le lecteur pourra s’amuser à trouver des liens de parenté entre ces ingénieuses solutions « historiques » et les configurations actuelles. Prenez l’exemple de l’échappement dit « naturel » de Louis-Abraham Breguet, ou échappement à deux roues à impulsions directes. Développé au début du XIXe siècle, ce mécanisme a inspiré plus récemment de nombreux autres horlogers, dont Georges Daniels pour une montre affichant l’heure moyenne et l’heure sidérale, François-Paul Journe et son Chronomètre Optimum (calibre 1510), encore Laurent Ferrier et sa Classic Micro-Rotor, Kari Voutilainen ou encore l'horloger indépendant Bernhard Lederer. Chacun de ces horlogers a développé cependant sa propre interprétation, aboutissant à un échappement unique et singulier.
Quant au vainqueur 2022 du concours annuel « Young talents », dont le jury est constitué, entre autres, de Philippe Dufour, Giulio Papi et François-Paul Journe, il a préféré utiliser l’échappement à détente pivotée d’Arnold, présenté en 1772. Ce même échappement avait déjà inspiré d’autres horlogers renommés à son époque : Ferdinand Berthoud, Pierre Le Roy ou encore Robert Robin.
2. Espionnage et autres aventures
La quête de l’échappement parfait est jalonnée d’histoires fabuleuses. L’un d’elle et non des moindres a longtemps opposé les deux puissances maritimes du XVIIIe siècle - la France et l’Angleterre. Olivier Laesser décrit par le détail « l’échappement à ancre à repos frottant » de Georges Graham (1673-1751), ainsi que « l’échappement à repos frottant à roue de rencontre » de John Harrison (1695-1776). À l’époque, Louis XV, furieux de constater les progrès réalisés outre-manche, a intimé l’ordre à certains horlogers – dont Ferdinand Berthoud – de se rendre en Angleterre dans le but de glaner le plus grand nombre d’informations. L’espionnage industriel allait bon train…
L'horloger Ferdinand Berthoud publie en 1802 son "Histoire de la mesure du temps". Cet ouvrage richement illustré, fait le point sur les connaissances horlogères de l'époque. Ici, Berthoud présente le fonctionnement de "divers échappements". Le lecteur curieux pourra s'amuser à reconnaître les échappements, en se basant sur le livre d'Olivier Laesser. On y trouve ainsi l'échappement à roue de rencontre de Christian Huygens (fig. 1), à cylindre de Georges Graham (fig. 2), libre à implusion directe de Leroy-Robin (fig. 13), ou encore à détente-ressort d'Arnold (fig. 12).
3- La généralisation du primitif
La méthode appliquée par le chercheur Olivier Laesser aux échappements, permet de substituer des engrenages complexes (à gauche) par des cercles dits « primitifs » équivalents (à droite), et ce pour une meilleure compréhension graphique d'un échappement quel qu'il soit. © Olivier Laesser.
4- L'échappement, problème ou solution?
« J'abandonne mes expériences, doutant peu à peu que les échappements puissent être la solution du problème de comptage et d'entretiens des oscillations. Ils sont si nombreux, si disparates, Je commence à croire que c'est parce qu'ils sont le problème.»
Cependant, le voyage qu'il nous propose - au travers de cette lecture - est le plus beau cadeau qu'il puisse faire à la communauté des curieux et des professionnels de la belle mécanique. À l'approche des festivités de Noel, on ne peut naturellement que recommander ce bel ouvrage.
La belle mécanique est éternelle!
Légende de l'illustration en couverture : échappement à recul et à deux roues et son équivalent primitif. © Olivier Laesser
Bibliographie et sources :
BERTHOUD Ferdinand : « Histoire de la mesure du temps par les horloges », Imprimerie de la République, Paris. 1802.
GROS Charles, « Échappements d’horloges et de montres », Bureau de l’almanach de l’horlogerie-bijouterie, 1913.
LAESSER Olivier : « Les échappements en horlogerie mécanique, histoire des multiples solutions apportées à un seul problème », éditions Simonin, 2021.
Complément d'information : les douze magnifiques !
Avec l'aimable autorisation de l'auteur, nous publions ici quelques illustrations d'échappements. Choisis pour leur importance historique ou tout simplement pour l'élégance de leur construction, ils sont présentés chronologiquement, en mettant en exergue le nom de leur inventeur.
1678. Thomas TOMPION (1639–1713). Échappement à repos frottant pour les Great Clocks (Observatoire de Greenwich). Page 41. © Olivier Laesser.
1789. Louis-Abraham BREGUET (1747-1823). Échappement à deux roues à impulsions directes, dit "naturel”. Page 441. © Olivier Laesser.
2002. Ludwig OECHSLIN. Échappement à deux roues. Page 433. © Olivier Laesser.