Les paradoxes d’une horlogerie écoresponsable.
Par Hubert de Haro / HDH Publishing
Août 2022
Mots clefs : horlogerie, développement durable, recyclage, bilan carbone, économie circulaire et circuits courts.
On estime qu’il se produit mondialement environ 38 montres par seconde. Chaque année, l’impact sur la planète de ces quelques 1,2 milliards d’unités est très loin d’être négligeable. La conscience des industriels s’éveille peu à peu, sous la pression d’une nouvelle génération pour qui la transparence, la traçabilité et le développement durable sont des valeurs non négociables. La responsabilité des dirigeants horlogers a acquis une nouvelle dimension : l’écologie. Quelles actions concrètes sont mises en place pour répondre à ces exigences nouvelles ? Comment adapter l’outil industriel pour faire face à une législation de plus en plus contraignante ? Réflexions sur un thème non dénué de paradoxes.
Irréprochable.
Ne l’oublions pas : une montre mécanique est parmi les objets fabriqués les plus « durables ». Dans les années 90, la maison genevoise Patek Philippe le rappelait dans un message publicitaire devenu depuis célèbre : « jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures ».
Et c’est bien là le premier paradoxe : comment rendre plus durable un produit qui, par nature, l’est déjà.
En premier lieu, parce que les montres mécaniques ne représentent qu’une infime partie de la totalité des montres produites. Même s’il existe peu d’études sur le sujet, compte tenu de la variété des pays producteurs répartis sur les cinq continents, l’explosion des montres connectées et le prix moyen des montres quartz sont de bons indicateurs. À titre d’exemple, l’industrie suisse ne produit sensiblement que 20 millions de montres, chiffre en chute libre depuis quelques années. De ces 20 millions, toutes ne sont pas mécaniques. Or c’est bien peu, comparé aux 1,2 milliards de production estimée mondialement.
« Il y a quelques années, nous buvions du champagne avec nos clients lors des événements. Aujourd’hui, nous allons ensemble nettoyer les plages ».
Le co-CEO de la marque Oris, Rolf Studer, le rappelait récemment lors du dernier salon Watches & Wonder : « notre production de 24.000 montres représente un poids total équivalent à 15 voitures ». Pour lui, toutes les mesures entreprises par la marque pour devenir plus écoresponsable visent avant tout à générer une prise de conscience auprès d’un public bien plus large. Selon lui, le client Oris s’identifie aux valeurs environnementales de la marque, et de rajouter, un peu par provocation « il y a quelques années, nous buvions du champagne avec nos clients lors des événements. Aujourd’hui, nous allons ensemble nettoyer les plages ».
Selon la marque ORIS, le port de New York abritait autrefois 890 km2 de récifs d’huîtres. Le projet “Billion Oyster Project” ambitionne de réintroduire un milliard de ces bivalves jusqu’en 2035. Chaque huître adulte peut filtrer jusqu’à 227 litres d’eau par jour. Au poignet, l'édítion limitée à 2.000 montres ORIS “New York Harbor” © ORIS
Économie circulaire
Lors de la réunion du G7, le président français Emmanuel Macron offrait aux dirigeants des pays les plus influents de la planète une montre française de la marque Awake, produite d’après lui à partir d’un « recyclage complet ». Difficile de rêver mieux pour Lilian Thibault, fondateur de cette toute jeune pousse. Avec un bracelet entièrement conçu à base de filets de pêche recyclés, la start-up française attirait l’attention sur ce qui est à l’origine de 10% de la pollution maritime.
D’autres start-up affichent les mêmes ambitions. On citera le cas d’ID Genève, co-gérée par trois amis, qui a choisi de bâtir ses modèles sur le principe de l’économie. « Toute la chaîne de production, explique le co-gérant Nicolas Freudiger lors d’une interview accordée au journal suisse Le Temps, est basée sur des composants durables. Notre acier est recyclé à partir de déchets provenant de la production locale de composants des industries horlogères et médicales, ensuite fondu dans un four solaire ». Le projet passe encore par la réutilisation de calibres anciens, oblitérant ainsi « de nouvelles productions qui engendrent l’extraction de ressources naturelles » selon Marie Chassot d’ID Genève
La start-up ID-Genève a eu recours à l’acier recyclé de l’entreprise Panatere pour construire sa boîte de montre. D'autres marques horlogères s'intéressent à cet acier pronant l'économie circulaire et les approvisionnements locaux.
« Notre acier est recyclé à partir de déchets provenant de la production locale de composants des industries horlogères et médicales, ensuite fondu dans un four solaire »
Ces initiatives pilotes se multiplient, engrangeant au passage une visibilité médiatique disproportionnée par rapport à leurs réels impacts. Amplifiés par les réseaux sociaux, les plus cyniques pourraient qualifier ces projets de marketing environnemental ou « Greenwashing ».
Mais l’économie circulaire dans l’horlogerie ne se résume pas à l’utilisation de produits recyclés. Les principales innovations du moment utilisent des matières organiques. L’huile de ricin, par exemple, mélangée à la fibre de verre composent l’essentiel des montres de la gamme « Essence » de l’horloger suisse Mondaine. D’autres encore utilisent les résidus de la filière viticole comme alternative au cuir végétal pour les bracelets. Au moment où nous écrivons ces mots, il est certain que de nouvelles solutions sont à l’essai.
Montre Panerai Submersible QuarantaQuattro eSteel™ . La moitié de son poids total, soit 72 g, est constitué de matériaux recyclés non détaillés par la marque. Un des deux bracelets accompagnant ce modèle se compose de plastique PET recycles.
Le Graal de la neutralité carbone
Les années 80 ont sonné un premier réveil dans les consciences écologiques. De l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobil à l’augmentation du trou de la couche d’ozone, l’opinion publique émergeait d’une (trop) longue léthargie : les activités humaines remettaient en question l’avenir de notre planète. Après quatre décennies, les mesures prises n’ont pas eu d’effets significatifs sur le changement climatique en cours. En 2021, l’ensemble des usines mondiales rejetait toujours près de 18 milliards de tonnes de CO2 (TCO2), soit sensiblement la moitié du total des émissions. Une fois de plus, l’urgence exige des actions concrètes, globales et génératrices de changements structurels.
Dans ce contexte, les Manufactures horlogères conscientes de ces enjeux, concentrent leurs efforts sur leur propre neutralité carbone. Citons une deuxième fois la maison suisse Mondaine qui a acquis, en 2020, le statut de première entreprise horlogère neutre dans ses émissions de carbones. Dans un entretien accordé en juin dernier à Benjamin Teisseire pour Europa Star, André Bernheim – copropriétaire de la marque Mondaine– rappelait la longue liste des mesures prises depuis les années 70 pour aboutir à ce succès. Et d’ajouter : « notre nouvelle centrale électrique photovoltaïque génère jusqu’à 80% de la consommation électrique de notre usine suisse ».
Le Musée Audemars Piguet a ouvert ses portes en 2020. Son architecture audacieuse, en forme de spirale, n’est pas simplement un clin d’œil à l’organe régulateur de toute montre mécanique. Il s’intègre parfaitement dans le paysage verdoyant de la vallée de Joux. À l’instar des autres bâtiments Audemars Piguet, il arbore le certificat Minergie, preuve de l’engagement écoresponsable de la marque. © photos : Hubert de Haro / HDH Publishing. 2020.
La marque Audemars Piguet, quant à elle, fait aussi figure de pionnière. En effet, l’actuel bâtiment de la Manufacture des Forges, édifié au Brassus, en 2008, a été le premier site industriel en Suisse à recevoir la certification très convoitée « Minergie-Eco ». D’après les déclarations de la marque, l’ensemble des sites industriels et administratifs sont approvisionnés en énergie 100% renouvelable, condition sine qua non pour l’obtention de la certification.
Aurélien Debeyer (Corporate Social Responsability chez Audemars Piguet) a évalué à 2.300 tonnes de CO2 l’impact de l’ensemble de transports aériens de la marque depuis 2017, « compensés » dans leur intégralité.
Mais le bilan carbone d’une entreprise englobe aussi l’ensemble des transports. L’avion représente de très loin le moyen de transport à proscrire, tant pour les déplacements du personnel que dans le choix des modes d’approvisionnent. Aurélien Debeyer (Corporate Social Responsability chez Audemars Piguet) a évalué à 2.300 TCO2 l’impact de l’ensemble de transports aériens de la marque depuis 2017, « compensés » dans leur intégralité.
La nouvelle Manufacture Audemars Piguet des Saignoles, Le Locle. © Audemars Piguet et Iwan Baan
Même si ce gestionnaire ne détaille pas plus précisément les actions menées pour « compenser » ces émissions, on imagine aisément Audemars Piguet opter pour la filière forestière. En effet, chaque nouvel arbre planté capte du CO2 et est par conséquent pris en compte « positivement » dans le bilan carbone. De très nombreuses sociétés ont choisi cette voix efficace et très médiatique. C’est le cas de Bulgari qui participe au projet pharaonique Forestami prévoyant la plantation de 3 millions d’arbres à Milan d’ici 2030. Qui peut s’en plaindrait ?
La neutralité carbone concerne donc autant les types d’énergie nécessaire au bon fonctionnement des usines, que le choix des modes de transport dans les déplacements et l’acheminement, en amont, des fournitures et en aval des montres au client. Tout naturellement, de nombreuses voix s’insurgent pour exiger le circuit le plus court possible. En s’approvisionnant chez des fournisseurs locaux, en théorie, la pollution engendrée par les transports se trouve très largement réduite. En d’autres termes, il est préférable de consommer des fruits de saison plutôt que des cerises toute l’année.
De la théorie à la pratique, la route est longue… comme le rappelle André Bernheim. Pour ce décideur, l’horlogerie suisse est tellement concentrée sur le haut de gamme qu’il lui était impossible de se fournir localement.
« Je crois que nous sommes sur une fin de cycle en ce qui concerne la mondialisation de ces dernières décennies : les chaînes d’approvisionnement sont bousculées et on assiste à de la relocation ».
Et pourtant, d’autres conçoivent de nouvelles solutions pour favoriser les circuits courts. C’est le cas de Raphaël Braye, Directeur de Panatere : « je crois que nous sommes sur une fin de cycle en ce qui concerne la mondialisation de ces dernières décennies : les chaînes d’approvisionnement sont bousculées et on assiste à de la relocation ». Pionnier dans la production d’acier recyclé basé sur les rebuts de sociétés locales, l’entrepreneur finalise actuellement l’implantation d’un gigantesque four solaire dans le Jura.
Ce four solaire de 6 mètres sur 15 devrait voir le jour en septembre 2022. Localisé entre la Chauds-de-fonds et le Locle, en Suisse romande, il déploiera 800 miroirs.
Par ailleurs, les emballages des montres s’avèrent direct et indirectement très pollueurs. Directement car les plastiques très largement utilisés finissent hélas dans les océans. Et indirectement car l’espace occupé et leur poids lors du transport aérien entraînent des rejets à effet de serre significatifs. Les maisons horlogères qui visent la neutralité carbone figurent encore à la pointe de diverses initiatives vertueuses. En partenariat avec l’italienne VeganTM, Bulgari a par exemple introduit récemment un nouvel emballage sans plastique pour l’ensemble des lignes de bijoux et de montres. Selon la responsable du développement durable Eleonor Rizzuto, « Bulgari économise plus de 160 tonnes de plastique chaque année ».
Transparence, traçabilité et le réveil du législateur.
On l’aura compris : par nécessité ou par choix, les horlogers prennent très au sérieux leur « écoresponsabilité ». Il est en revanche souvent difficile de distinguer les mesures structurelles des « fausses bonnes idées » ou même des simples coups publicitaires. L’opacité demeure trop souvent de mise.
Pour tenter de dissiper cet épais brouillard, l’Union Européenne a développé cette année une directive qui vise à contraindre les industriels à plus de transparence. La « Corporate Sustainibility Reporting Directive » (la directive sur le développement durable des entreprises) devrait, selon Pauline Evequoz, responsable du développement durable chez Chopard, « sans doute devenir obligatoire dès 2024 ». Cette dernière demeure attentive à toute évolution contraignante de la législation, même si, depuis plus d’une décennie, la marque a adopté une démarche transparente garante de la traçabilité de ses approvisionnements en or. La société aux mains de la famille Scheufele a très tôt senti le besoin de connaître et communiquer les origines et les provenances de ses matériaux.
Chopard possède son propre four pour recycler l’ensemble des scories de ses propres production. Une attitude écoresponsable, et économiquement saine. © photo: Chopard
Aujourd’hui, Chopard est en mesure de certifier à ses clients que 100% de son or est d’origine éthique. De la mine au magasin, la traçabilité s’est imposée comme une information incontournable. Et même si « l’approvisionnement en or Ethique auprès de mines artisanales (Artisanal and Small-Scale Mining) reste un défi permanent » aux yeux de Pauline Evequoz, Chopard a belle et bien gagné une longueur d’avance sur sa concurrence.
Montre Chopard L.U.C Quattro Tourbillon QF Fairmined. Cette série limitée à 25 exemplaires et commercialisé en 2014 a représenté le premier pas de la marque Suisse vers une traçabilité totale de ses approvisionnements en or. Aujourd’hui, 100% des collections de montres et bijoux Chopard arbore le sceau Or Éthique ou Fairmined. © photo: Chopard.
De nouvelles législations s’attachent à interdire l’utilisation des substances jugées néfastes pour la santé des consommateurs. Depuis plusieurs années, l’Union Européenne a abaissé le pourcentage autorisé de plomb dans les alliages de laiton de 5% à 0,05%. Les horlogers n’ayant pas encore trouvé de succédané crédible et économiquement viable à une matière très largement utilisée dans les mouvements (rouages, pont, platines…), un report de quelques années leur a été accordé. Il est question cependant d’un délai provisoire réajusté chaque année. Serge André Maire écrivait à ce sujet dans le Bulletin de la Société Suisse de Chronométrie nº13 de cette année que « d’ici 2027, l’horlogerie pourrait devoir se passer des alliages de laiton qu’elle utilise actuellement ».
L’Union Européenne a abaissé le pourcentage autorisé de plomb dans les alliages de laiton de 5% à 0,05%.
La start-up bretonne Fil & Fab est à l’origine de Nilo ®, un granule plastique en Polyamide 6 issu à 100% du recyclage de filets de pêche. Il est utilisable dans de nombreuses applications dont la montre, notamment la série limitée à 200 exemplaires Ulysse Nardin Diver X The Ocean Race 44mm (ci-dessous). © photos : Ulysse Nardin.
Notes finales:
- Le développement durable et son corollaire social n’est plus une question de « si » mais de « quand ». Pour des raisons légales, grâce à une prise de conscience ou plus prosaïquement par une volonté de séduire les nouvelles générations, le secteur horloger doit agir vite.
- L’écoresponsabilité touche des domaines aussi divers que l’économie circulaire, le recyclage, les circuits cours, l’équilibre carbone ou encore la traçabilité.
- Quelques soient les actions envisagées, l’exigence médiatique et légale de transparence devrait maintenir la pression. Le comportement écologiquement vertueux devra être démontré par des actes et quantifié dans des bilans de plus en plus contraignants.
- Dans un marché mondial estimé à 1,2 milliards de montres, les comportements des producteurs seront inévitablement très divers. L’Union Européenne et la confédération helvétique font figures de pionniers.
- Le rapport de la WWF sur ce sujet en 2019 a eu l’effet d’une bombe médiatique. Il ne préconisait en effet ni plus ni moins que « d’éviter d’acheter des montres et des bijoux », seule façon, selon l’association, de préserver les ressources de notre planète. Une controverse ou plutôt un paradoxe de plus, comme le soulignait Benoît Mintiens – CEO des montres Ressence - sur le salon W&W : « le produit le plus écologique est celui qui n’a jamais été produit ».
- Dans un esprit d’économie circulaire, le marché secondaire fait tout à coup figure de bon élève, devenant même fréquentable et courtisé par les fabricants. Pourquoi ne pas imaginer alors que, dans un futur proche, les industriels seront tenus pour responsables non seulement de toutes les activités avant la vente (« de la mine au magasin ») mais également après la vente. La deuxième main rentrerait alors dans cette grande équation durable, comme tendrait à le prouver la création de multiples départements internes de gestion des stocks de montres « pre-owned » (usées) visant à les certifier conforme aux standards de qualité et donc prêts pour une deuxième (ou troisième…) vie. Quand économie circulaire, écoresponsabilité et deuxième main riment ensembles…
- Encensées et convoitées par un large public, ces montres qui font rêver doivent impérativement faire leur mue, et se métamorphoser en exemples à suivre.
- Enfin, « un luxe frugal est-il possible? », comme le laisse entendre Cyrille Vigneron, CEO de Cartier.
Ces réflexions ont eu comme point de départ les différents débats tenus lors du salon genevois Watches & Wonder de cette année. Parmi nos différentes lectures et recherches postérieures sur ce sujet brûlant d’actualité, nous souhaiterions citer l’incontournable Europa Star et son dossier « horlogerie et environnement » écrit à quatre mains par Serge Maillard et Benjamin Teisseire en Juin 2022.
Légende de la photographie principale:
L'un des fondateurs de la société Fil & Fab, Yann Louboutin, pose devant un entrepôt de filets de pêche, matière première de recyclage à l'origine du Nilon®, granule plastique en Plyamide 6. © Ulysse Nardin.
Lectures conseillées :
MAILLARD Serge et TEISSEIRE Benjamin, « Horlogerie et environnement », Dossier édité par la revue Europa Star en Juillet 2022.
MAIRE Serge André, « L’horlogerie se prépare à tourner la page du plomb », Bulletin de la Société Suisse de Chronométrie Nº13, Juni 2022, PP41-43.
NOGUERO Fanny « Des montres qui allient luxe et circularité », Journal Le Temps, 01 avril 2022, p15.
1 commentaire
félicitations pour ces lignes pleines de vérité, qui permettront à tout à chacun d’ouvrir sa conscience écologique.
je suis très fier de toi mon petit frère