Les arts du feu: l'émaillage dans tous ses éclats.

Par Hubert de Haro / HDH Publishing
Septembre 2022

 

Mots clefs : émaillage cloisonné, émaillage à champlevé, émail genevois, miniaturistes, verre, oxydes métalliques, Byzance, Venise, Limoges, bleu cobalt, vert d'or, Philippe Stern, Patek Philippe.

 

Une poignée de grains de sable évoque tout autant le temps qui passe que des souvenirs heureux partagés en bord de mer. C’est aussi un élément fondamental pour notre bien-être au quotidien. En effet, sans lui, le verre n’existerait pas. L’Organisation des Nations Unis (ONU) ne s’y est pas trompée en proclamant 2022 « année internationale du verre » (curieuse coïncidence : la fabrique de verre René Lalique célèbre son centenaire cette année). Le sable est également l’ingrédient premier indispensable à la fabrication de l’émail, ce proche parent du verre. Après une très longue traversée du désert, on assiste aujourd’hui à une vraie renaissance de l’émaillage sur métal. Alors que le Musée International d’Horlogerie de la Chaux-de-Fonds expose actuellement, une rétrospective riche en créations mécaniques parées d’émaux, nous avons cherché à mieux comprendre cette technique. Réflexions translucides et polychromées autour d’un artisanat millénaire.

 

Tout feu, tout flamme.

D’après la mythologie grecque, les dieux de l’Olympe auraient puni Ptolémée pour avoir commis l’un des plus grands sacrilèges : révéler aux humains le secret de la fabrication du feu. Finies les nuits glaciales au fond de la grotte, confinées les bêtes féroces… Cette découverte majeure marque le point de départ d’un foisonnement de techniques, certaines fruit du hasard.

De l’ancien provençal esmal, le mot émail est « dérivé de la même racine indo-européenne que l’ancien haut allemand smelzan, qui a donné Schmelzen, fondre »

L’étymologie du mot émail est formelle : de l’ancien provençal esmal, il est « dérivé de la même racine indo-européenne que l’ancien haut allemand smelzan, qui a donné Schmelzen, fondre », comme le rappelle la chercheuse Marie-Madalène Gauthier. Et de rajouter « la modification physique de la matière opérée pour produire l’émail, la fusibilité, parut donc une particularité assez significative pour que le vocable même ait servi pour toujours à en désigner le résultat ».

Imaginez la scène suivante : quelque part en Phénicie ou en Perse, au deuxième millénaire avant notre ère, un incendie ravage une ville prospère. Au petit matin, les cendres à peine refroidies, le propriétaire de la plus belle demeure se morfond. Jusqu’au moment où il aperçoit le bracelet somptueux de son épouse. Presque intact, les petites pâtes de verre insérées dans le métal, celles là-même qui s’obstinaient à se décoller, semblent maintenant solidement enchâssées, comme pétrifiées. Les pâtes paraissaient avoir été serties à froid ; la technique de l’émaillage voyait le jour.

 Ciboire d'Ardagh, VIIIe siècle, Irlande. Musée national, Dublin. “Argent embouti; bandeaux et compartiments polygonaux curvilignes d'or, avec filigrane et granulation. Bossettes d'argent aux alvéoles ménagés par la fonte; émail bleu, peut-être appliqué en pâte à l'état de demi-fusion, rouge et vert en champ uni, avec grille métallique incluse.” © photo et légende: livre Les émaux du Moyen-Âge, Marie-Madeleine Gauthier.

La filiation du verre

Le sable, le feu, le plomb sont autant d’ingrédients d’une recette millénaire à l’origine du verre et de l’émail. Tous deux furent employés dans les plus riches témoignages du génie artistique humain et souvent dans les mêmes zones géographiques : les mosaïques byzantines mettent en valeur la beauté des pâtes de verre, tout en exaltant des émaux translucides d’une qualité inégalée tandis que les vitraux du Moyen-âge côtoient des émaux à champlevés limousin ou allemand d’une exceptionnelle délicatesse.

Verre, vitrail et émaux appartiendraient donc tous à une même grande famille.

Alors pourquoi insister à employer le terme « émail », si la composition des pâtes de verre - transparentes ou colorées - en est tout à fait identique ? En quoi l’émail se distingue-t-il du verre ?

Verre, vitrail et émaux appartiendraient tous à une même grande famille.

Tout simplement parce que l’émaillage consiste à faire adhérer une substance, que l’on peut qualifier de pâtes de verre fondues, sur un support métallique (cuivre, argent, or). En d’autres termes, comme l’écrivent les auteurs du livre les émaux sur métaux, « c’est le point de rencontre de deux matériaux bien différents : le métal et le cristal, l’un comme l’autre produits de l’industrie humaine car ils n’existent à l’état naturel qu’en quantités très limitées ».

 Effigie de Geoffroy Plantagenêt, Le Mans (?), 1151. Cuivre champlevé, gravé, ciselé, émaillé et doré; vernis brun. Email bleu lapis, bleu lavande, turquoise, vert sombre, vert moyen, jaune, blanc-rosé, blanc, rouge , blond doré, vert sombre semi-translucide. H. 63,5; L. 33,2 cm. © photo et légende: Catalogue de l’exposition L’Oeuvre de Limoges, émaux limousins du Moyen-âge, dirigé par Anne de Marguerie avec la coordination éditoriale de Laurence Posselle. Edition Réunion des Musées Nationaux, 1995.

Composition et méthodes

La vitrification du sable à l’état naturel existe : il s’agit du quartz et du cristal de roche. Hormis ces cas rares, son processus résulte toujours de la fusion. À la silice (sable pur), l’artisan rajoutera un fondant (potassium) pour abaisser la température de fusion de la silice (dépassant normalement les 1400 degrés), ainsi qu’un stabilisant (chaux ou salpêtre) qui insolubilise l’émail obtenu. Peu à peu, le plomb s’est imposé comme fondant idéal, évitant que l’émail craquelle voir casse lors de son refroidissement.

À la silice (sable pur), l’artisan rajoutera un fondant (potassium ou plomb) pour abaisser la température de fusion de la silice, ainsi qu’un stabilisant (chaux ou salpêtre) qui insolubilise l’émail obtenu.

Au début de notre ère, l’écrivain grec Philostrate aurait rapporté à l’empereur romain Septième Sévère (146-211 apr. J.-C) que les “barbares qui vivent sur l’Océan versent ces couleurs sur du bronze ardent et qu’elles y adhèrent, devenant aussi dures que des pierres et conservant les dessins qu’on y fait. » Les celtes de l’Irlande actuelle maîtrisait en effet l’émaillage et l’on s’étonne de constater l’ignorance ou le désintérêt des maîtres du monde antique pour cette technique. Peut-être accueillaient-ils avec méfiance l’idée de plaquer des couleurs sur un métal précieux. Les quantités colossales de pièces de monnaie nécessaires à ce vaste empire monopolisaient sans doute une grande partie des métaux disponibles, or, argent, ou bronze.

Or natif sur quartz. Saint Elie, Guyane, France, ancienne collection Vésignié. 9x8x6cm, © Museum d’Histoire Naturelle Trésors de la Terre
 

Et pourtant, peu après la chute de Rome, Byzance marquera l’histoire de l’art sur de nombreux siècles. Un émaillage délicat, élégant, destiné aux objets du culte impérial surgit : l’émail cloisonné. Sa singularité tient du rajout de minces fils de métal sur une plaque métallique préalablement recouverte d’une première couche vitrifiée (le fondant). Les cloisons ainsi formées séparent les futurs pigments.

Émailleuse illustrant la technique de cloisonné, durant l’Exposition Patek Philippe « Haut Artisanat ». © vidéo : Hubert de Haro / HDH Publishing, à Genève, Avril 2022.

 

Au XIe siècle, d’habiles artisans tentent de s’affranchir de ce déterminisme technique, byzantin. Pourquoi ne pas revenir à l’essence même de l’émaillage, celui connu depuis l’antiquité ? Pourquoi rajouter alors qu’il est plus aisé de retirer ? Les premiers essais, notamment dans la région du Limousin, font émerger un art nouveau : le champlevé. Ici, les alvéoles seront obtenues en creusant le métal. L’avantage est considérable car il permet de mettre en valeur les fonds gravés des cuvettes préalablement évidées. Les émaux ainsi obtenus répandront une mode faisant écho à celle des camées et autres intailles délicats de l’Antiquité. La ville de Limoges, le Nord de l’Espagne et enfin la région rhéno-mosane se sont illustrés par la production d’émaux remarquables.

Reliquaire du Saint-Sang, fin du XIIIe siècle. Attribué à Guillaume Julien, Paris. Elise Saint-François-de-Sales, Boulogne-sur-Mer. « Capsule ronde verticale (diam. 750 mm), développée concentriquement autour d'une courte douille cylindrique qui constitue le réceptacle, obturé par la lentille de cristal médiane. Boîtier argent, à tranche d'argent fondu (épaisseur 9 mm), moulurée de gorges perlées; couvercle d'or émaillé (diam. 70 mm), du poids de 35 gr. Disque d'émaux translucides sur or cloisonné dits de plique. Palette: bleu saphir, vert émeraude, rouge écarlate, jaun transparent, blanc, grenat; posés en tons unis dans chaque alvéole. Inscription désignant la relique du Sang de Jésus-Christ: + DE : SANGVINE. © photo et légende: livre Les émaux du Moyen-Âge, Marie-Madeleine Gauthier.

 

Les premiers essais, notamment dans la région du Limousin, font émerger un art nouveau : le champlevé. Ici, les alvéoles seront obtenues en creusant le métal.

Illustrations explicatives des deux techniques principales de l’émaillage : le cloisonné et le champlevé. © livre Les émaux sur métaux.

 

 

L’alchimie des couleurs

Au fil du temps, l’artisan a rajouté des oxydes métalliques pour colorer ses émaux. Ces pâtes de verre appliquées selon les techniques de champlevé ou de cloisonné visaient très certainement à imiter les pierres précieuses, gemmes rares par définition. Mais le choix de couleurs bien spécifiques et le rejet d’autres obéit à un déterminisme culturel, sociologique ou religieux, circonscrit à la zone géographique de l’émailleur.

Le chercheur médiévaliste Michel Pastoureau a ainsi pu rassembler, dans plusieurs essais publiés, un grand nombre de ces contraintes – parfois étonnantes pour l’homme moderne. A titre d’exemple, la couleur bleue a longtemps été le monopole des Byzantins puis des Vénitiens. Entouré d’un secret jalousement conservé durant des siècles, ceux-ci l’importaient expressément de Chine par la fameuse route de la soie. Il était alors acheminé dans son état naturel, à savoir une poudre terreuse noire, ou encore sous forme déjà vitrifiée, le smalt. Mais les vicissitudes de l’histoire ont eu raison de cette source asiatique. Au XIIIe siècle, après quelques six siècles d’extraction continue et alors que les mines chinoises se tarissaient irrémédiablement, les invasions mongols ont mis un terme soudain à cette voie de transport. Venise découvre alors une nouvelle mine en Germanie, dans la Montagne-des-géants. Paradoxalement, la légende veut que les nains génies des mines – ou Kobalts - étaient les seuls à être à même d’exploiter ce gisement. L’histoire retiendra ce nom puisque le cobalt métallique - à l’origine du bleu des émaux -  est décrit pour la première fois en 1733, par le chimiste allemand Brandt. Par la suite, il sera d’ailleurs très largement utilisé pour la peinture des porcelaines de Meissen, dans la région de l’actuelle Saxonie.

La légende veut que les nains génies des mines de la Montagne-des-géants, les Kobalts, étaient les seuls à être à même d’exploiter ce gisement de cobalt métallique, à l’origine du bleu des émaux.

Le rouge clair ou transparent mériterait à lui seul un article. Probablement découvert dès l’Antiquité grecque, il est obtenu par l’addition d’or à un savant mélange de cuivre et de plomb. Sa recette de fabrication apparaît durant le Moyen âge. « Le chef et parangon de tous les émaux, c’est le rouge clair », cite ainsi Marie-Madelène Gauthier, « il se fait en jetant dedans de l’or-argent-vif (mercure) plomb et esprit de cuivre incombustible. Cet or ainsi teint est le vrai fondement des belles feuilles de rubis ». D’autres chercheurs affirment que cet or vitrifié ou verre d’or a été découvert par un alchimiste, totalement par hasard.

Aujourd’hui, l’ensemble des oxydes métalliques a été décrit par la chimie moderne. Les émailleurs disposent ainsi d’une palette très largement enrichie.

 

Émailleur miniaturiste

Avant la première bible imprimée par Gutenberg, et des siècles durant, des générations de moines ont scandé leur foi en copiant des milliers de pages de textes érudits, patiemment calligraphiés sur parchemins ou vélin. Chaque lettrine de début de chapitre renfermait souvent d’élégants paysages bucoliques peuplés d’animaux ou de créatures anthropomorphiques. De telles enluminures polychromées - d’une beauté obsédante - traduisaient une vision enchantée ou menaçante du monde moyenâgeux.

Transposées sur quelques centimètres carrés tout au plus, ces œuvres d’art, enluminure et émaux, puisaient aux mêmes sources : des oxydes métalliques et des pierres précieuses ou semi-précieuses. Certains maîtres émailleurs se sont incontestablement inspirés de cet art comme le soutient Roseline Bacou : « L'art de la miniature dérive de l'enluminure médiévale ; il lui emprunte aussi son nom, puisque le terme de miniature semble provenir de minium, couleur rouge employée dans la décoration des manuscrits. Il n'est pas à exclure, en outre, que l'origine du terme puisse être trouvée dans le mot latin minus, « plus petit », d'où dériverait miniature, peinture de petites dimensions. »

« L'art de la miniature dérive de l'enluminure médiévale ; il lui emprunte aussi son nom, puisque le terme de miniature semble provenir de minium, couleur rouge employée dans la décoration des manuscrits. »

Dès le XVIe siècle, certains émailleurs se libèrent du carcan des techniques traditionnelles. Finies les cloisons et les alvéoles ; désormais, le support métallique en bronze, argent ou or servira de toile à ces nouveaux peintres improvisés. Ils s’essayent tout d’abord, à la reproduction fidèle de tableaux d’époque pour concurrencer enfin les grands portraitistes. En effet, au cours des siècles, bien avant l’art de la photographie, de futurs époux royaux, nobles ou bourgeois ne se connaissaient avant leur mariage que par le biais de représentations picturales, souvent des portraits peints à l’huile. L’émail miniature leur présentait alors deux atouts fondamentaux : une grande facilité de transport et une inaltérabilité du portrait, comme le souligne Marie-Madalène Gauthier « l’émail sur métal est en somme la plus résistante et la plus durable des peintures ».

Deux remarquables peintures sur émail exécutées par Carlo Poluzzo (à gauche) en 1955 et Suzanne Rohr (à droite) en 1976 pour la maison Patek Philippe, actuellement exposées au Musée de la marque, à Genève. Dans la dernière revue de la marque (Volumen IV, édition 12), Philippe Stern a choisi ces deux modèles (Inv. NºE-50 et Inv Nº P-258) pour intégrer sa liste très restreinte de ses 12 pièces favorites. © Patek Philippe Museum.

 

À partir de 1530, le peintre du roi François Ier, Léonard Limousin, fut l’un des premiers portraitiste sur émail, suivi par Jean Toutin, mentionné dans le dictionnaire des émailleurs d’Émile Moulinier : « Toutin Jean (1577-1644) : orfèvre et peintre sur email, à Châteudun. Jean Toutin, et son fils Henri, orfèvre à Blois, sont véritablement les deux artistes qui ont mis à la mode les portraits peints sur email. » Parmi les très nombreux artisans qui empruntent par la suite la même voix, se démarque le genevois Jean Petitot (1607 – 1691). Après avoir travaillé à la cour anglaise de Charles Ier, et par la suite en France, la révocation de l’édit de Nantes le pousse à revenir au pays natal. La Genève calviniste jouit alors d’un énorme prestige auprès des protestants européens. Et puisque la cité interdit l’usage de signes ostentatoires de richesse, les émaux sur boîtiers de montres se popularisent très rapidement. Aussi, le terme émail genevois renvoie aujourd’hui à la technique de l’émail miniature.

Et puisque la Genève calviniste interdit l’usage de signes ostentatoires de richesse, les émaux sur boîtiers de montres se popularisent très rapidement. Aussi, le terme émail genevois renvoie aujourd’hui à la technique de l’émail miniature.

Comment ne pas s’émerveiller devant la délicatesse de ces miniatures dont le répertoire pictural varie inlassablement au gré de modes culturelles en constante évolution ? Les émailleurs hollandais du Siècle d’Or puisaient leur inspiration dans une flore exotique réelle ou sublimée. En revanche, la Bavière traduisait un goût prononcé pour les scènes mythologiques alors qu’au XVIIIe siècle, les chinoiseries, très en vogue dans les arts décoratifs, font leur apparition dans les miniatures d’émaux.

Pièce unique Patek Philippe Philippe Ref.992/151]-001 « Fleurs de padauk» illustrant plusieurs techniques de gravure et d’émaillage. Description Patek Philippe : « Le fond a été guilloché à la main avec un motif « soleil », puis orné d'un décor en émail Grand Feu cloisonné ayantexigé plus d'un mètre de fil d'or, 17 couleurs d'émaux opaques, semi-opaques, translucides et opalescents, ainsi que des finitions en peinture miniature sur émail et l'intégration de feuille d'argent sous les ailes du papillon. L'émaillage a nécessité au total 11 passages au four entre 780°C et 820°C. Le cadran en or jaune est émaillé d'un mélange de verts opaques. Le temps est rythmé par 11 index sertis de tsavorites taille 24/16 (0.26 ct) ». © vidéo : Hubert de Haro / HDH Publishing, à Genève Avril 2022.

 

Et pourtant, l’extraordinaire engouement pour les émaux champlevés, cloisonnés et miniatures connaîtra un déclin aussi soudain qu’improbable. Admirés au cours des siècles par des milliers de connaisseurs, grands seigneurs et prince d’Europe, d’Asie et d’Orient, l’émaillage s’éclipse en moins d’une génération. La découverte des premières carrières de kaolin, dans la France de Louis XV, va dicter la fin de son hégémonie. Fabrication jusqu’alors exclusive des artisans chinois, la porcelaine produite et peinte en Europe va connaître un formidable essor.

Admirés au cours des siècles par des milliers de connaisseurs, grands seigneurs et prince d’Europe, d’Asie et d’Orient, l’émaillage s’éclipse en moins d’une génération. 

 

Mécénat et renaissance

Il n’est pas exagéré de comparer l’impact désastreux de la porcelaine peinte sur l’émaillage à celui du quartz sur la montre mécanique. Une génération d’artisans et des zones géographiques spécialisées ont été dévastées. L’Art nouveau saura donner un moment de répit à l’émaillage, comme un second souffle. L’extraordinaire créativité de certains artistes joaillers de la fin du XIXe siècle et début du XXe, à l’image de René Lalique, les poussera à recourir aussi à l’émaillage pour offrir au monde pendentifs, bracelets, bagues, voire même des boîtiers de montres de poche d’une époustouflante beauté (voir notre article « À la recherche du temps Lalique et de ses mystérieuses montres de poche » ).

Comme aux plus belles heures de la Renaissance florentine, le rôle des mécènes dans la survie économique des artistes modernes et donc indirectement, des techniques employées ou disparues, s’est avéré cruciale. On se souviendra de l’amitié que portait le magnat du pétrole Calouste Gulbenkian à René Lalique.

En ce qui concerne l’horlogerie, les collectionneurs et experts d’aujourd’hui s’accordent à voir en Philippe Stern la figure consensuelle du mécène des émaux miniatures. Propriétaire de la marque genevoise Patek Philippe avec son fils, l’actuel président Thierry Stern, il a su sauvegarder de deux façons un savoir-faire en crise. Tout d’abord, en rassemblant une très riche collection de 2500 objets mécaniques d’une grande valeur artistique, souvent émaillés, que le Patek Philippe Museum de Genève expose au public depuis son ouverture en novembre 2001.

Palette de couleurs pour l’émaillage, présente lors de l’Exposition Patek Philippe « Haut Artisanat » de 2022. On remarque l’indication du fabricant Louis Millenet. Le stock de cette société genevoise fut acquis par Philippe Stern. © photos : Hubert de Haro / HDH Publishing, à Genève Avril 2022.

 

Par ailleurs, Philippe Stern a eu souvent recours à l’émaillage pour décorer boîtiers de montres de poche, cadrans ou même pendulette dôme. « Grâce à Philippe Stern, Patek Philippe n’a jamais arrêté de défendre ce métier » révèle Anita Porchet dans le même entretien cité ci-dessus, « même s’il ne vendait pas, il continuait à donner du travail aux émailleurs. C’est extraordinaire. Cela a permis de conserver ce savoir-faire. Il m’a aidé à transformer mon atelier pour que je puisse engager des apprentis et transmettre mes acquis. Il m’a laissé travailler avec d’autres maisons, ce qui a alimenté ma créativité ». 

 « Grâce à Philippe Stern, Patek Philippe n’a jamais arrêté de défendre ce métier. »

Henri Stern (1911-2002), père de Philippe Stern et président de la marque Patek Philippe de 1958 à 1990, était lui-même doté d’une extrême sensibilité artistique. Ses carnets de voyage, magnifiquement aquarellés, dénotent une pratique quasi-quotidienne de son trait, parfois proche de celui de Jean Cocteau. On attribue d’ailleurs à Henri Stern les premiers contacts avec Carlo Poluzzi, émailleur miniaturiste très prisé à Genève dans les années 1950. Professeur à l’École des Arts Décoratifs, il a formé toute une génération de jeunes émailleurs, dont la toute dernière, Suzanne Rohr, intégrera l’atelier d’émaillage de Patek Philippe en 1967. Ses paires la considère aujourd’hui comme la meilleure émailleuse miniaturiste au monde. Peu de temps après, l’horloger genevois fera même l’acquisition des stocks de couleurs pour l’émaillage de la société genevoise Millenet.

Suzanne Rohr partagera pendant près de deux décennies l’atelier avec le graveur-émailleur Christian Thibert qui affirmait dans un entretien accordé à la revue l’Œil, en novembre 1992 : « il faut être un peu fou pour mener à bien une peinture miniature sur émail. Il faut sans cesse prendre des risques, c’est un peu du funambulisme ».

 

Note finale :

L’émailleur d’hier et d’aujourd’hui a su allier à une riche palette de couleurs, la connaissance empirique. Tributaire du feu, l’artisan n’est jamais certain du résultat. « Nous essayons de maîtriser cette technique », rappelait l’émailleuse Anita Porchet, « mais nous ne serons jamais en contrôle, et c’est justement ce que je trouve intéressant ».

 

 
Deux séries limitées, chacune à six exemplaires, Patek Philippe Calatrava « Caméléons». Cadrans en émail cloisonné. Ref. 5177G-027 . Légende Patek Philippe : « les contours en émail Grand Feu cloisonné sont tracés avec 43 à 59 cm de fil d'or jaune 24 ct de 0,1 x 0,35 mm (~0,23 g à -0,31 g) et 6 à 7 cm de fil de 0,05 x 0,35 mm (-0,02 g). Les crêtes sont façonnées à l'aide de différentes brucelles transformées spécialement à cet effet. Pour reproduire de manière réaliste l'aspect très particulier de la peau et le faire ressortir sur les branches avec un effet tridimensionnel, l'artisan combine subtilement 24 à 27 couleurs d'émaux opaques, semi-opaques et translucides dans les verts, bleus et jaunes sur différentes couches. Chaque cadran exige 12 passages au four entre 800°C et 840°C. © vidéo : Hubert de Haro / HDH Publishing, à Genève Avril 2022.

Bibliographie :

ADAM Jean, Bruandet Pierre, CARREAU Jean, MASIAS Marie-Thérèse, Les émaux sur métaux, édition Dessain & Tolra, 1971. 

BACOU Roseline, Miniature, Encyclopædia Universalis en ligne], https://www.universalis.fr/encyclopedie/miniature/

GAUTHIER Marie-Mathilde, Émaux du Moyen Âge, édition Office du Livre, 1972. 

GAUTHIER Marie-Mathilde, Émaux, Encyclopædia Universalis [en ligne]. https://www.universalis.fr/encyclopedie/emaux/

MARGUERIE Anne de, POSSELLE Laurence, Catalogue de l’exposition L’Oeuvre de Limoges, émaux limousins du Moyen-âge. Edition Réunion des Musées Nationaux, 1995.

MOLINIER Émile, Dictionnaire des Émailleurs, depuis le Moyen-âge jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.”, Librairie de l’Art, 1885.

VOLLICHARD Dominique, Peinture sur émail chez Patek Philippe, une bienheureuse ascèse, Revue l’Œil, Nº446, novembre 1992, PP 72-75.

 

Légende photo principale:

Détail de la pendulette dôme Patek Philippe « Grues japonaises et fleurs ». Ref. 20127M

Légende Patek Philippe : « inspiré des plus beaux tissus de kimonos, le décor en émail Grand Feu cloisonné de cette pièce unique mêle des grues du Japon - symboles de longévité et de bonheur - à un bouquet de fleurs aux formes et teintes les plus variées. Pour dessiner les détails des échassiers à la couronne rouge et de la végétation stylisée, l'artisan a utilisé la longueur considérable de 30,9 m de fil d'or jaune 24 ct de 0,15 x 0,6 mm (34,4 g), coupé en petites sections et patiemment façonné à la main, avant d'être fixé sur le support. La riche harmonie chromatique a été recréée à l'aide d'une game de 39 couleurs d'émaux essentiellement translucides, mais aussi opaques et opalescents. Chaque paroi émaillée a nécessité 10 passages au four à une température d'environ 840°C.

© photos : Hubert de Haro / HDH Publishing, à Genève Avril 2022.

 

 

 

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