Surprenantes ou attendues, ces annonces Rolex qui agitent l’industrie horlogère.
ÉCONOMIE
Fondée en 1905 par le bavarois Hans Wilsdorf, la marque Rolex ne cesse d’étendre sa domination sur le marché horloger. Loin de se reposer sur ses lauriers, plusieurs annonces récentes laissent présager de nouvelles ambitions et pourraient bien redistribuer les cartes sur l’ensemble de l’industrie horlogère.
Hubert de Haro / HDH Publishing, pour le magazine digital de l’horloger parisien Antoine de Macedo. Novembre 2023. Douze minutes de lecture.
Selon le dernier rapport Morgan Stanley, élaboré en collaboration avec LuxeConsult, Rolex aurait vendu 1,2 million de montres en 2022, pour un chiffre d'affaires total de 9,3 milliards de francs suisses, soit une part du marché globale proche des 30 %. Du jamais vu !
Ces résultats troublants se doublent de revenus fonciers conséquents. « On pourrait couper l’eau et l’électricité à Rolex » affirment certains, « qu’elle assumerait quand même, les salaires de ses 1 400 employés ! ».
Comment une marque à elle-seule, peut-elle dominer une industrie horlogère où évoluent de puissants acteurs comme les groupes Richemont, Swatch ou LVMH ? Que peut présager la récente multiplication surprise d’annonces stratégiques ?
"On pourrait couper l’eau et l’électricité à Rolex, qu’elle assumerait quand même, les salaires de ses 1 400 employés !"
Un esprit forgé par une personnalité singulière
Peu de temps avant son décès en 1960, veuf et sans descendance, le créateur de la marque Rolex - Hans Wilsdorf — choisissait de léguer la propriété de sa société à une nouvelle fondation qui porterait son nom. Cette décision lui permettrait de protéger Rolex de tout « prédateur » exogène. Un acte profondément visionnaire, pierre angulaire de son actuel succès.
Homme d’affaires astucieux, persévérant, très discret, Hans n’accordera, pendant une longue carrière de près de six décennies, qu’une seule interview télévisée, en 1959, pour la télévision suisse RTS. Arborant un nœud papillon, il rappelle sobrement, les contributions essentielles de Rolex au développement du marché de la montre-bracelet.
Personnalité atypique, il a très largement contribué à forger l’esprit Rolex d’aujourd’hui. Il aurait gravé sur la pierre ses convictions en dix commandements que nous n’en serions pas plus étonnés ! Le sourire rassurant du patriarche veille partout, des catalogues Rolex aux plateformes digitales. La sérénité qui s’en dégage dessine une méthode tout à fait singulière, mélange de détermination, d’assurance en l’avenir sans jamais se départir d’une certaine modestie et élégance.
À Genève, au 14 bis Rue du Mont-Blanc et à deux pas de la gare Cornavin, l’horloge de la tour de l’Église anglicane illustre à merveille, ce lien indéfectible avec les valeurs du fondateur de Rolex.
Fabriquée à Morez, dans le Jura français, par l’entreprise Bailly-Comte, et installée dans la tour en 1866, l’horloge passe inaperçue aux promeneurs. Pourtant, elle recèle une histoire surprenante, révélée par le journaliste Alan Downing. Étonné de constater l’exactitude du mécanisme, Alan reçoit une réponse inattendue du secrétaire de l’église « un envoyé de Rolex vient remonter l’horloge tous les mercredis matin ». Le service aurait été mis en place dans les années 1940 par Hans Wilsdorf lui-même, un probable un habitué des lieux. Quelques semaines plus tard, la très discrète fondation Hans Wilsdorf confirmait au journaliste l’échéance dudit contrat : « à jamais, je suppose » !
La très discrète fondation Hans Wilsdorf confirmait l’échéance de l'entretien hebdomadaire de l'horloge : « à jamais, je suppose » !
L’anecdote qui pourrait prêter à sourire, se reflète encore aujourd’hui dans l’étendue des soutiens de la fondation Hans Wilsdorf. Du 1 juillet 2022 au 30 juin 2023, celle-ci aurait accordé 5 700 aides, essentiellement dans le canton de Genève. Le mois dernier, par exemple, la fondation se portait acquéreur des terrains de l’ancienne caserne genevoise des Vernets. Cédées à l’Université de la ville, qui devra devra y installer les futurs bâtiments de la faculté de sciences de la société, d’économie et de management, l'initiative représente un investissement total estimé à 200 millions de francs suisses.
Alors que tout laissait à penser que l’héritage spirituel d'Hans Wilsdorf exigeait une grande dose de discrétion, que la marque Rolex se concentrait exclusivement, à concevoir des montres « pour durer », deux annonces récentes pourraient bien redistribuer les cartes de l’ensemble de l’écosystème horloger.
Rolex-Bucherer : un mariage tant attendu.
Jorg Bucherer, président du groupe Karl-Friedrich Bucherer depuis 1977, s’est éteint le lundi 6 novembre à l’âge vénérable de 87 ans. Le manager a traversé les multiples crises horlogères qui ont jalonné le dernier demi-siècle, tout en conservant l’indépendance de son entreprise. L’enseigne, présente dans plus 100 villes européennes et américaines, compte près de 2 400 employés et distribue la marque Rolex depuis 1924. La longévité remarquable de cette collaboration a profité aux deux entreprises ; Bucherer représenterait même près de 10 % des ventes annuelles de la marque à la couronne.
Jörg Bucherer (1936-2023) et Jean-Frédéric Dufour (directeur général Rolex). © Symptom
« L'acquisition de Bucherer », commente Olivier Muller, fondateur de LuxeConsult, « marque un premier pas dans une stratégie inévitable : Rolex devait sur sa stratégie de vente ».
"L'acquisition de Bucherer marque un premier pas dans une stratégie inévitable : Rolex devait sur sa stratégie de vente."
Si l’annonce n’a pris aucun professionnel au dépourvu, elle soulève toutefois de nombreuses interrogations chez les autres partenaires commerciaux de Bucherer. Nick Hayek, président du groupe Swatch, se voulait pourtant rassurant : « nous félicitons Rolex pour cet achat qui était absolument prévisible ». Même son de cloche chez Rolex : « le détaillant horloger Bucherer garde son nom et continuera d’exercer son activité de manière autonome ». On peine à croire, néanmoins, que les chiffres consolidés des ventes réalisées dans l’ensemble des magasins Bucherer ne seront pas partagés avec les équipes commerciales de son nouveau propriétaire Rolex.
Quoi qu’il en soit, le 25 août 2023 aura été une date charnière dans l’histoire de la distribution horlogère mondiale, un moment d’inflexion décisif qui vient agiter profondément, des eaux déjà assez troubles.
Internet et les réseaux sociaux ont, en effet, donné un formidable coup d'accélérateur aux ambitions de certaines fabriques horlogères de vendre en direct aux consommateurs. En une décennie à peine, le groupe Richemont se serait ainsi séparé de la majorité de son réseau de distribution traditionnel, suite au rachat du Britannique WatchFinder, et à l’entrée dans le capital du géant de la vente en ligne Farfetch. De nombreux horlogers bijoutiers, distributeurs sur plusieurs générations, se sont vus alors contraints de fermer boutique.
Ce mouvement de concentration du secteur, va-t-il s’accélérer ? Rolex, va-t-elle privilégier ses boutiques Bucherer dans les villes où opèrent d’autres agents officiels Rolex ? Aucun communiqué, ni aucune déclaration ne le confirme, ni l’infirme…
À cette annonce aux conséquences encore difficiles à mesurer, a suivi une autre, tout aussi spectaculaire.
Quand Rolex rentre dans l’arène.
La vente de montres neuves s’essouffle.
Victime de son propre succès et des répercussions de la fermeture forcée des magasins durant la crise sanitaire, l'industrie horlogère peine à livrer, soit par nécessité, soit par calcul. Mais, ces perturbations sont aussi imputables à la récente transformation radicale du modèle économique de distribution.
Imaginez être à la tête d'une horlogerie bijouterie indépendante, reconnue depuis plusieurs générations par une clientèle fidèle. La qualité irréprochable de votre service et de votre accueil ainsi que le niveau élevé de la formation de votre personnel vous laissent envisager sereinement l’avenir. Ce qui ressemblait à un long fleuve tranquille est bouleversé par une première lettre, suivie d’autres, dont la teneur varie peu : « en raison de l’ouverture prochaine dans votre ville d’une de nos boutiques, nous regrettons de devoir dénoncer notre contrat de distribution. Nous vous remercions, bla-bla-bla, bla-bla-bla ». Ni le corner à l’esthétique douteuse, ni le « shop-in-the shop » imposé par une pression commerciale de plus en plus agressive n'y auront rien changé. Votre portefeuille de marque se réduit avec votre trésorerie et votre capacité d'investissement. L’avenir devient incertain.
Le scénario décrit est le lot de nombreuses enseignes de par le monde. Il a engendré une réduction drastique du nombre d’horlogeries bijouteries, ce qui pourrait expliquer l’effondrement du nombre de ventes de montres neuves. Pour quelles raisons ? Alors que l’arrivée des montres connectées explique en partie ce phénomène, on sous-estime trop souvent, l'impact négatif de la verticalisation des ventes horlogères. Les ventes perdues dans le réseau traditionnel ancien ne se sont pas (encore ?) reportées sur les nouveaux canaux de vente. Ainsi, en 2010, la Fédération Horlogère Suisse déclarait des ventes annuelles de 30 millions de montres pour voir ce chiffre réduit à 15,8 en 2022, soit une perte de plus de 14 millions de montres en dix ans à peine.
En 2010, la Fédération Horlogère Suisse déclarait des ventes annuelles de 30 millions de montres pour voir ce chiffre réduit à 15,8 en 2022.
En parallèle et probablement comme conséquence, le marché secondaire connaît une expansion soutenue. Selon LuxeConsult, il dépassera même, le marché primaire au plus tard en 2033, avec une valeur estimée à 78,7 milliards d’euros.
On assiste par conséquent, à un effet de vase communicant entre le marché primaire et le marché secondaire.
Tout naturellement, cette perspective attise également l’appétit des fabricants. Les annonces de programme « Certified Pre-Owned » — c'est-à-dire de vente de montres d’occasion avec la garantie de la marque — se multiplient. « L’arrivée des marques horlogères, comme Rolex, Cartier, Audemars Piguet, François-Paul Journe et Breitling », affirmait récemment Tim Stracke, est donc, plutôt une consécration pour le marché secondaire, qui réalise enfin son potentiel ».
« L’arrivée des marques horlogères, comme Rolex, Cartier, Audemars Piguet, François-Paul Journe et Breitling est plutôt une consécration pour le marché secondaire, qui réalise enfin son potentiel ».
Or, peu avaient anticipé l’entrée de Rolex dans cette arène.
Depuis début décembre 2022, c’est officiel : les services techniques de la marque accueillent des montres provenant d’agents officiels agréés « Certified Pre-Owned » pour en vérifier l’authenticité et les remettre – in fine – sur le marché.
Pour justifier cette décision historique, la marque à la couronne déclare : « parce qu’elles sont conçues pour durer, les montres Rolex ont souvent plusieurs vies. Rolex propose d’acquérir des modèles de seconde main, certifiés authentiques et garantis par ses soins. »
Il est à noter néanmoins que, à la différence d’autres concurrents, Rolex confie la vente de ces montres certifiées aux concessionnaires concernés.
Comment cette décision, affecterait-elle la distribution du marché secondaire ?
"Le programme est intéressant pour les personnes qui n'ont jamais acheté de pièces d'occasion et qui veulent avoir confiance", a déclaré récemment au New York Times, Jaclyn Li, une collectionneuse basée à Boston. "Mais les collectionneurs de montres chevronnés qui peuvent acheter à un meilleur prix auprès de marchands qu'ils connaissent depuis longtemps, n'y trouvent pas leur compte ».
Épilogue
L’esprit Rolex, héritier de la volonté d’un seul homme – Hans Wilsdorf – est bien vivant. L’indéniable domination de la marque à la couronne ne se limite pas – et cela serait déjà exceptionnel – à concevoir des montres qui durent « plusieurs vies ». La vision stratégique Rolex à très long terme – voire même « perpétuelle » pourrait-on dire — s’appuie, certes, sur des revenus annuels colossaux. Toutefois, elle est surtout rendue possible, grâce à une formidable indépendance pensée et anticipée il y a plus de soixante ans par son créateur. Une liberté d’action unique, de plus en plus audible dans l’écosystème horloger actuel. Quelles autres surprises Rolex préparera-t-elle ? Suite au prochain épisode…
Sources :
BARRAT (Anne), « Rolex-Bucherer : le mariage de l’année en questions », Journal Le Temps, 6 septembre 2023.
DOWNING (Alan), « Hans Wilsdorf, l’horloge et l’Église anglaise de Genève.”, Watch Around nº16.
GOMELSKY (Victoria), « Rolex Now Has a Resale Program. The Watch World Quakes », The New York Times, 18 janvier 2023.
KUHN-SPOGAT (Iris) et SCHMITT (Pierre-André), « Rolex-Bucherer: une transaction planifiée de longue date », PME, 31 octobre 2023.
NOGUERO (Fanny), “Rolex se lance dans le marché de la montre d’occasion certifiée”, Journal Le Temps, modifié le 10 juin 2023.
RTS, Interview de Hans Wilsdorf, (19 septembre 1959).
STRACKE (Tim), « Bien plus que des montres d’occasion », Journal Le Temps, 30 octobre
Légende photographie de couverture:
Photographie de l’acteur Paul Newman, sa montre Rolex Daytona au poignet, lors d’une course automobile à la « Riverside Raceway » (1981) © Ron Galella/WireImage.
Le 16 octobre 2017, à New York, cette même montre est acquise pour la somme époustouflante de 17 752 500 dollars, record mondial détenu encore à ce jour.
Rolex Explorer réf. 1016 gilt dial (1965).
Vendue en septembre 2023 par l’horloger parisien Antoine de Macedo. @antoine.de.macedo