La Tapisserie sur cadran et les mystères de la Dame à la licorne.

LES ARTS DU CADRAN HORLOGER.

 

La « tapisserie » est une technique de guillochage bien spécifique, souvent confondue avec le motif Audemars Piguet du cadran de la Royal Oak. Nous devons au Dr. Helmut Crott, auteur du best-seller « Le Cadran »1, d’avoir récemment fait la lumière sur le sujet. Déroulons donc le fil de cette Genèse accidentelle, au gré d’un questionnaire horloger imaginé pour l’occasion.

Hubert de Haro / HDH Publishing, pour le magazine digital de l’horloger parisien Antoine de Macedo. Octobre 2023. 5 minutes de lecture.

 

 

L’univers délicieusement mystérieux des six tapisseries médiévales de la Dame à la licorne n’a de cesse d’intriguer les historiens de l’art, ainsi que les nombreux visiteurs du Musée Cluny à Paris.

Au risque de décevoir, la « Tapisserie » sur cadran, quant à elle, ne recèle aucune énigme et ses origines tant historiques que géographiques ont été dernièrement révélées dans le livre d’Helmut Crott.

 

La « tapisserie » Audemars Piguet du cadran de la Royal Oak, est-elle un motif spécifique de décoration ? Non. Le mot « tapisserie » se réfère ici, à la technique de gravure sur cadran par guillochage automatique. Nous devons cette définition à Roland Tille, directeur technique du cadranier Stern Frères dans les années 1970 : « je n’aurais jamais pensé que mon appellation s’impose alors que le vrai nom aurait dû être « machine à copier » ou « machine à guillocher par copiage »1.

Photographie de Roland Tille (à gauche), de Helmut Crott (au centre) et de René Baeriswyl (à droite), prise dans les ateliers de l’horloger François-Paul Journe, rue de l’Arquebuse à Genève. © Helmut Crott. Roland Tille (à gauche), directeur technique de Stern Frères jusqu’en 1982, est à l’origine de mot « Tapisserie » qui qualifie le guillochage par copiage. L’entrepreneur Helmut Crott (au centre) et auteur du best-seller “Le Cadran”, pose entre les deux témoins de l’époque Stern Frères et Stern Création. René Baeriswyl(à droite), responsable du succès des cadrans sertis et des cadrans en pierres semi-précieuses et en météorites, quitte en 2010, ses fonctions de directeur technique de Stern Créations.

 

Pour beaucoup, le terme « tapisserie » correspond encore au motif si spécifique de la Royal Oak : des « centaines de petites pyramides tronquées érigées sur un tapis de dizaines de milliers de pointillés losanges »2. La « tapisserie » fait pourtant plutôt référence à une machine automatisée de gravure sur cadran, dont les combinaisons de motifs sont infinies, qu’à un motif bien spécifique.

Fiche technique de 1971, directement issue des archives du cadranier Stern Frères. Elle détaille précisément, le cadran de la première montre Audemars Piguet Royal Oak réf. 5402, à savoir la couleur « N50 » bleu nuit ou encore la gravure « T21 ». « Tapisserie » code 21. © Archives Audemars Piguet.

 

Quelle est l’origine de la machine à guillocher par copiage ? Nous sommes en 1895. Alors qu’au 22 rue de Provence à Paris, Samuel Bing métamorphose sa galerie d’Art japonais en maison de l’Art nouveau, la société helvétique Lienhard à la Chaux-de-Fonds introduit un tour à guillocher révolutionnaire. Les arts décoratifs sont encore sous l’emprise d’un goût marqué pour le médiévalisme et les montres de poche exhibent des cadrans très ornementés. La demande est telle que les graveurs spécialisés peinent à répondre aux commandes. C’est dans ce contexte que Lienhard entreprend d’innover en adaptant le tour à guillocher traditionnel. L’entreprise s’inspire pour cela, des pantographes en usage à l’époque.

Début du XXe siècle, machine à guillocher « automatique » de la société de la Chaux-de-fonds, Lienhard & Cie. Mentionnées dans l’indicateur Davoine, la précision inégalée des machines à guillocher attirera les faveurs des industriels européens et américains © Bibliothèque de la ville de la Chaux-de-Fonds.

Ces derniers copient mécaniquement un motif, soit en l’agrandissant, soit en le réduisant, grâce à un bras articulé qui s’applique à « lire » le dessin gravé sur une plaque métallique, appelée aussi matrice ou chablon. La nouvelle machine à graver par copiage ne dépend plus de la dextérité et de la concentration du guillocheur. Une fois le motif rigoureusement reproduit sur le chablon, souvent, à une échelle de 5 à 10 fois celle du cadran, la machine reproduit une gravure régulière, précise et sans intervention humaine, autrement dit un guillochage automatique.

 

Pourquoi la méthode de tapisserie, a-t-elle été utilisée par Audemars Piguet (AP) ? À l’époque, le fabricant genevois de cadrans Stern Frères reçoit en héritage, plusieurs machines à guillocher par copiage de l’entreprise voisine « La Nationale », ainsi que des centaines de décors.

1970. Publicité (à gauche) célébrant les vertus des techniques d’usinage de l’entreprise genevoise « La Nationale ». À l’époque, la société décide de céder à son voisin, le cadranier Stern Frères, sept machines à copier par guillochage, pour la production des cadrans de la montre Movado St-Christophe (à droite). À posteriori, Stern Frères proposera à son tour, aux horlogers Audemars Piguet et Patek Philippe, la technique de gravure par copiage, que Roland Tille – alors directeur technique chez Stern Frères – nommera « Tapisserie ». © Europa Star, Europastar 1970, n° 677, 1/12, p. 11 et Helmut Crott « Le Cadran », p. 347.

 

Parmi ceux-ci, de nombreux motifs végétaux aux entrelacs complexes auraient – selon Helmut Crott - inspiré à Roland Tille le nom de « Tapisserie ». Contacté en 1972 par le designer Gérald Genta, dans la cadre de ses recherches sur la future AP Royal Oak,  R. Tille alors directeur de la création propose cette même technique pour son très large choix de motifs. La marque Audemars Piguet a récemment confirmé ces déclarations dans un article intitulé « la tapisserie, histoire d’un savoir-faire », publié dans ses (excellentes) AP Chroniclesdisponibles en ligne : « En 1970, chez Stern […] Roland Tille […] baptise la technique du nom de Tapisserie ». AP précise ensuite, que durant près de 30 ans, la « Petite Tapisserie » se retrouve sur des dizaines de types de cadrans : « de la Mini-Royal Oak de 20 mm à la Royal Oak Grande Complication de 44 mm, en passant par les premiers modèles à quartz, les quantièmes perpétuels et les versions serties. »

 

Machine à copier par guillochage Lienhard (à gauche)  fabriquée à La Chaux-de-Fonds de 1950 à 1976. Atelier de production des cadrans Audemars Piguet (à droite), au Brassus où les Lienhard ont été transformées et utilisées à partir des années 2000. © Audemars Piguet.

 

Le cadran de la Nautilus, serait-il également « tapissé » ? En 1976, le designer Gerald Genta entre de nouveau en contact avec Roland Tille. Suite au succès du projet d’Audemars Piguet, ce dernier souhaite explorer d’autres décors tapissés. À l’époque, le président de la marque Patek Philippe - Henri Stern – choisira lui-même le motif appliqué à la montre Nautilus.

Détail du cadran (ci-dessus) d’une montre Patek Philippe Nautilus (réf.3700-01) de 1977, produit par la société Stern Frères. Plusieurs filets nettement gravés sur le fond du cadran, prouvent selon Helmut Crott, le recours à la technique de “rabotage”, en vogue à l’époque. Fiche technique nº 129 (ci-dessous) du cadranier Stern Frères datée du 17 avril 1979, pour un cadran de montre Patek Philippe Nautilus. Les abréviations “Fd” et « guill. » siginifient que le fond du cadran est guilloché main. Pour le chercheur Helmut Crott, “en réalité, il s’agit d’un rabotage”. © Helmut Crott, livre “Le Cadran”, page 361.

 

Or, les premiers cinquante cadrans produits seront plutôt décevants. Les lignes horizontales sont trop irrégulières pour être acceptées. Selon Helmut Crott, Patek Philippe et Stern Frères opteront alors pour une technique plus classique d’usinage - le rabotage - avant d’être remplacée par un usinage à commande numérique.

 Cadran (à gauche) de la montre Audemars Piguet Royal Oak  - réf. 5402ST (à droite), série A26, nº boîte 67026, nº mouvement 127059 - livrée au détaillant lausannois Gameo, le 16 juin 1972. Inventaire nº365 © Patrimoine Audemars Piguet. Avant l’ajustement de la vitesse du moteur des machines à tapisser par Stern Frères, le nombre de pyramides entre le centre et le guichet du cadran pouvait varier de 9 à 11. La forme et la base des carrés changeaient également, selon l’usure du chablon et le réglage de la machine.

 

Montre Audemars Piguet Royal Oak (à gauche) de 1978 (réf.5402 BA). Montre Patek Philippe Nautilus (à droite) de 1978 (réf.3700). Les deux cadrans de ces modèles phares de l’histoire horlogère partagent un point commun : le recours à la “Tapisserie” ou méthode de guillochage automatique. Si Audemars Piguet développe en interne un atelier équipé de machines Lienhard aujourd’hui adaptées aux nouvelles exigences esthétiques, Patek Philippe quant à elle, utilise des gravures par commande numérique. © Antoine de Macedo.

 

 

Sources :

1 CROTT Helmut, « LE CADRAN, visage de la montre bracelet au 20e siècle. Stern Frères, Stern Créations, un maître cadranier », 2019, réédition 2023.

2 AP Chronicles, « La tapisserie : histoire d’un savoir-faire ».

 

 

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