2024, l’année de l'Heure Déco ?
Texte : Hubert de Haro / HDH Publishing pour Antoine de Macedo, mai 2024.
"Dans la jungle de la solitude,
un beau geste d'éventail peut faire croire à un paradis."
André Breton, Arcane 17
L'horlogerie moderne vit une époque formidable. Les centaines de marques présentent lors et autour du salon « Watches & Wonders 2024 », ont confirmé les prémices d'un changement radical : les arts décoratifs reviennent sur le devant de la scène horlogère. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi notre attention se tourne-t-elle aujourd’hui plus facilement vers un cadran guilloché, un émail innovant ou un sertissage coloré que vers le dernier calibre « révolutionnaire » ? Quelles nouvelles « heures décoratives », illustrent-elles cette tendance ?
Interdépendance
Les professionnels de l’horlogerie aiment à utiliser le terme d’écosystème pour caractériser les interactions complexes entre les centaines d’entreprises qui constituent aujourd’hui l’industrie horlogère. « Éco » pour économie et non écologie… Historiquement implantés dans l’arc jurassien, de part et d’autre de la frontière franco-suisse, ces voisins de longue date ou d’autres récemment installés, sont interdépendants. De la modeste PME productrice de pignons, aux fabricants de ressorts ou de rubis, chaque maillon de cet étonnant ADN industriel est absolument indispensable à la fabrication d’une montre. Pour s’en convaincre, imaginez le scénario suivant : le directeur de production de la marque X a bien reçu les centaines de composants d’un tout nouveau modèle. Le mouvement est assemblé, testé, et emboîté. La montre est alors prête à être distribuée lorsque … le fournisseur d’aiguilles annonce un retard de plusieurs semaines…
Au cours des deux dernières décennies, les grands acteurs de l'industrie horlogère ont donc, largement investi non seulement dans leur propre site industriel, mais encore dans le rachat de leurs principaux fournisseurs. Les manufactures horlogères étaient nées.
Manufactures horlogères
La crise du quartz dans les années 1970 s’est accompagnée in situ, d’une vague sans précédent de fermetures d’usines. La plupart des sous-traitants horlogers encore actifs délocalisent leur production vers les pays du sud-est asiatique, la Thaïlande d’abord et la Chine ensuite. Il s’agit avant tout, de gagner en compétitivité dans le contexte d’un marché orienté vers l’entrée de gamme.
Plus tard, au début des années 1990, la renaissance de l'horlogerie mécanique a permis au marché de gagner en valeur ajoutée et de vendre plus cher. C’est alors qu’apparaît la notion de manufacture, à l’image de la grande maison Jaeger-LeCoultre qui prend la décision de produire en interne ses boîtes Reverso, dès la fin des années 1980. Les départements de communication promeuvent et multiplient alors, les visites d’usines.
Les catalogues de l’époque décuplent leurs efforts pour imposer une nouvelle version narrative : « nous produisons tous nos composants, en interne. »
Or, à la fin des années 1990, les mouvements de montres (quartz, mécaniques et automatiques) proviennent essentiellement des usines de l’actuel groupe Swatch, que cela soit ETA (calibres 1824 et 2892) ou Lemania (le fameux calibre chronographe 7750). À l’époque, ni Rolex, ni Patek Philippe, ni même Jaeger-LeCoultre, ne produisent en interne leurs propres chronographes. Or en août 2022, le groupe Swatch annonce l’arrêt progressif des livraisons d’ébauches (pièces détachées d’un mouvement) pour se limiter à la vente de mouvements « terminés ». Le propriétaire du groupe - Nicolas Hayeck Senior – déclare alors : « nous ne voulons plus être le supermarché des mouvements de l’industrie horlogère ». L'annonce est contestée devant les tribunaux suisses par une majorité de marques horlogères qui, en réalité, dépendaient bel et bien du groupe industriel Swatch. La COMCO, la commission suisse responsable de la concurrence, impose donc au groupe Swatch, une obligation de livraison d’ébauches sur plusieurs années, ressentie comme une bouffée d’oxygène dans l’industrie. Comme conséquence directe de cet état de fait, les groupes horlogers se lancent dans l’investissement de sommes colossales visant à garantir leur indépendance. En même temps, certaines entreprises spécialisées dans le mouvement dont Sellita, Soprod ou encore Lajoux-Perret, consolident fortement leurs productions alors que de nouvelles sociétés émergent, notamment Kenessi, propriété des marques Tudor et Chanel. (à lire : « Kenessi, de belles perspectives » de Pierre Maillard dans Europa Star ).
2024 : le grand retour de l’habillage.
Parallèlement à cette évolution industrielle, somme toute, assez transparente aux yeux des acheteurs, être une « Manufacture » est aujourd’hui une condition nécessaire mais pas suffisante. Le discours exclusivement technique qui vise à se démarquer de la concurrence par une innovation toujours plus révolutionnaire a, semble-t-il, vraiment saturé. Cette surenchère n’a au fond, rien apporté de plus. Pour le collectionneur avisé, acquérir, acheter une montre mécanique d’une certaine valeur repose sur une évidence : le mouvement manufacturé dans les règles de l’art, est fiable. Peu importe qu’il soit manufacturé en interne ou en externe, qu’il pulse à 4, 5 ou 10 Hz, qu’il présente un, deux ou même quatre barillets ou encore que son échappement soit à ancre suisse, co-axial, à impulsion directe ou enfin, inspiré de l’échappement naturel Breguet.
La précision mécanique – cette obsession pluriséculaire des horlogers étant devenue accessoire et universellement accessible, la montre exerce-t-elle malgré tout, encore un pouvoir d’attraction ?
L’extraordinaire diversité des nouveautés horlogères présentées ce printemps 2024 apporte une première réponse : le secteur se porte bien, du point de vue économique et « créativement » parlant. Par ailleurs, l’esthétique horlogère, du design de la montre à la boîte, cadran, couronne, bracelet et aiguilles inclus, est revenue sur le devant de la scène (lire notre dossier « La Fabrique du cadran dans l’Arc jurassien »). La marque Rolex, responsable d’un tiers de la valeur de l’industrie horlogère mondiale, s’inscrit volontiers, dans cette tendance. Pour preuve, la plateforme digitale officielle de la marque titre les nouveautés 2024, en ces termes : « L'harmonie des contrastes. » L’esthétique, la décoration et les Arts décoratifs éclipsent désormais le génie des « motoristes », ces ingénieurs développeurs de mouvements. La forme ne suit plus la fonction mais la devance, semble-t-il.
Métiers d’art et arts décoratifs
Il est légitime de réduire la décoration horlogère aux seuls métiers d’art. Ces derniers sont en effet, souvent présentés comme les survivants d’ancestraux savoir-faire artisanaux en voie d’extinction, qu’il s’agisse de l'émaillage, du guillochage, de la gravure, du sertissage ou bien même, de la marqueterie. Toutefois, d’autres arts décoratifs réservent quelques incroyables surprises, contribuant au rayonnement de l’horlogerie moderne. Le métier de chaîniste par exemple, propre à l’univers de la bijouterie, illustre avec enjouement, cette formidable capacité d’assimilation technique de l’horlogerie : ces artisans produisent à la main ou par le biais de procédés d’usinage innovants, des bracelets métalliques pour l’horlogerie. Activité en voie d’extinction, il subsiste néanmoins, encore quelques belles entreprises dans ce domaine, en Allemagne à Pforzheim. C’est le cas notamment, de la maison centenaire Wellendorff, partenaire de longue date de la vénérable Patek Philippe.
Innovation industrielle et décoration
Ne nous y trompons pas : enfermer les Arts décoratifs horlogers dans une forme d'artisanat traditionnel séculaire, survivant coûte que coûte grâce à la résilience de quelques professionnels à peine, serait pour le moins, très réducteur.
En effet, les entreprises du secteur de la décoration horlogère sont pour l’heure, extrêmement innovantes. Citons le cas de Yann Von Kaenel (lire notre reportage « Dans les coulisses d’un métier d’art »), propriétaire de l’entreprise Décor Guillochés et lui-même guillocheur. Une visite récente dans les ateliers de l’entreprise, en Suisse, à Cernier, nous a permis de constater un outil industriel similaire en tout point, à celui utilisé dans la production d’un mouvement mécanique.
Les machines à commandes numériques (CNC) trois ou cinq axes, ainsi que la gravure laser côtoient les tours à guillocher traditionnels (horizontaux et verticaux).
Le scénario est similaire chez le cadranier genevois Christophe Blandenier, artisan formé aux métiers de la gravure. Ses ateliers situés à Plan-Les-Ouates, à quelques mètres à peine des sièges de Rolex et de Patek Philippe, présente un outil industriel du dernier cri. Plusieurs machines à commandes numériques cinq axes lui ont récemment permis de répondre à une demande tout à fait singulière : produire un boîtier au sertissage inédit, composé de plusieurs rangées de gemmes de différentes tailles, créant l’illusion d’un motif d’entrelacs. Le modèle a rencontré un franc succès lors du salon genevois « Watches & Wonders 2024 » (les ateliers Blandenier étant tenu par contrat à la confidentialité, nous ne divulguerons pas le nom de la pièce et de la marque du groupe Richemont...) Soulignons seulement, que chaque machine CNC cinq axes représente un coût d’acquisition supérieur à 750 000 euros…
La liste des PME spécialisées dans l’habillage et la décoration horlogère est beaucoup plus longue que ce qu’il n’y paraît.
Pour la plupart, équipées d’outils industriels modernes, ces dernières concilient tradition et innovation. Autrefois oblitérées des dossiers de presse, elles se fraient peu à peu leur chemin vers la lumière médiatique. Leur ingéniosité, vitalité et ténacité représentent l’une des pierres angulaires de l’écosystème horloger actuel.
Pour nous en convaincre, nous avons sélectionné les nouveautés 2024 qui se sont illustrées par le modus operandi délicat et intelligent des arts décoratifs horlogers en joute, exécuté en interne et/ou en partenariat. Pour chacune de ces montres, nous mettrons en lumière LE détail marquant de ces nouvelles Heures Décoratives …
« C’est peut-être un détail pour vous… »
Rolex Perpetual 1908 : guillochage « grain de riz ».
Au salon « Watches and Wonders 2024 », la marque Rolex a élargi sa collection 1908, inaugurée en 2023, avec un nouveau modèle dont le cadran est de toute beauté.
Sur un boîtier de 39 millimètres en platine, cette étonnante exécution exhibe une merveilleux motif guilloché en "grain de riz", enveloppant pour ainsi dire, le compteur des secondes à six heures.
Le guillochage est une opération de gravure manuelle ET mécanique. Les rares artisans qui dominent ce métier d'art, utilisent en effet, un tour à guillocher horizontal et/ou vertical, pour venir graver au burin, le fond métallique d'un cadran. Les possibilités de motifs sont littéralement infinies. Cet art exige une grande dose de ténacité et de patience, une capacité hors normes à répéter méticuleusement un même geste plusieurs centaines de fois suivies, dans le même ordre, sans jamais cesser de compter... avis aux amateurs.
Faute de formation, cet artisanat traditionnel était voué à disparaître.
Plus récemment, il rencontre bien heureusement, un certain regain d'intérêt aux yeux de quelques marques horlogères, permettant ainsi à des sociétés spécialisées comme Décors Guillochés de Yann Von Kaenel ou RVK du cadranier Metalem de se développer, et de garantir à la fois, une indispensable transmission de cette culture très spécifique.
Le choix de ladite décoration par le leader incontesté du secteur horloger, s’avère donc, une excellente nouvelle pour les appréciateurs de belles décorations, pour les artisans eux-mêmes, et lato sensu, pour toute l'industrie horlogère.
Selon les mots de la marque à la couronne - "rendre hommage à l’art horloger classique en recourant au savoir-faire et à notre créativité"-, lui permet de préserver et de développer ce qui fait le charme de l'horlogerie contemporaine : innover en puisant l'inspiration dans les gestes traditionnels.
Qui s'en plaindrait ?
Patek Philippe Golden Ellipse : le chaînon manquant
Le métier de "bijoutier-chaîniste" est en voie d'extinction.
C'est pourquoi la nouvelle Patek Philippe Golden Ellipse réf. 5738/1R, dévoilée au salon « Watches & Wonders 2024 », est si importante.
Ce modèle à la boîte si singulière présente pour la première fois, un bracelet de style chaîne tout à fait étonnant. Remarquablement souple et léger, il se compose de 363 éléments, dont plus de 300 mailles en or rose montées une à une, à la main.
Conçu et produit en partenariat avec la centenaire Wellendorff, ce bracelet habille merveilleusement la montre Golden Ellipse dont le design ne cesse de dérouter les partisans d’une narration stylistique un peu trop sage. Il ne fait pourtant aucun doute, que la nouvelle Ellipse 5738/1R ne laissera pas de marbre les puristes de la marque.
Chanel, collection Capsule horlogerie 2024 : d’ingénieux sautoirs.
Pour ses nouveautés 2024, Chanel puise dans le répertoire des objets du quotidien de la rue Cambon, du mannequin au dé à coudre, en passant par l'épingle et l’incontournable pique-aiguilles.
Limitée à 20 exemplaires, en or 18 carats, chaque exécution fascine tant par son élégance que par son ingéniosité. Des centaines de diamants, pavés dans une parfaite maîtrise de l’art ancestral du sertissage, légitiment l'exclusivité de tels objets d'arts... mécaniques.
En effet, les sautoirs de la collection Capsule Horlogerie 2024 indiquent également l'heure au gré de montres souvent cachées, dans un exercice de sobriété tout à fait convaincant. Ici, la mesure du temps se retire humblement du devant de la scène, pour laisser place aux virtuoses colliers idéalisés par une maison particulièrement inspirée cette année.
Laurent Ferrier Classic Moon : un nouvel éclairage.
La nouveauté Laurent Ferrier du printemps 2024 va incontestablement, conquérir les plus exigeants.
Bien loin de l'exercice nostalgique de la reproduction ennuyeuse d'un modèle vintage, l'horloger Laurent Ferrier propose un quantième annuel raffiné, doté d'une magistrale exécution originale des phases de lune, produit en collaboration avec un jeune cadranier implanté dans le Jura bernois. Un objet d'art mécanique résolument contemporain.
À six heures, l’indication des phases de lune se décompose en deux éléments. Un premier disque de verre, aux nuances d’aventurine et aux étoiles revêtues de Super Luminova blanc, affiche deux superbes lunes délicatement peintes. Les fans de l'écrivain japonais Haruki Murakami pourront y voir une référence aux deux lunes de la célèbre trilogie "1Q84", seuls témoins d'un univers parallèle où tout semble possible...
Un élément bleuté qui ressemble à s'y méprendre à une merveilleuse paire de lunettes, vient se superposer ensuite sur le disque des deux lunes. Il s'agit d'un émail translucide dont la technique de production s’apparente au procédé ancestral de « plique-à-jour. Sa nuance bleu-roi laisse transparaître la phase de lune correcte.
Les inconditionnels de la marque dénicheront également, d'autres témoins des codes esthétiques "Ferriesques". Ainsi, les élégants index et chiffres romains, dont la silhouette longiligne rappelle inévitablement la superbe sculpture "La Grande femme III", de Giacometti exposée au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne intègrent le répertoire stylistique de la marque depuis maintenant, fort longtemps.
Van Cleef & Arpels "Lady Arpels Jour enchanté" : brevet « pic-à-jour »
Cette œuvre d'art mécanique évoque la pureté et la douce innocence de l'enfance, où le monde fantastique de Peter Pan semble tout aussi tangible que le « réel ».
La technique de l'émail "plique-à-jour" est un métier d'art fascinant où l'émail diaphane semble flotter dans les airs, sans aucun métal pour support. L’observer est toujours une délicieuse surprise, qui n'est pas sans rappeler le travail « art nouveau » de l'artiste René Lalique.
Dans ce cas précis et en tant que marque pionnière, Van Cleef & Arpels met en exergue la technique de gravure au diamant dans l'émail, une innovation récemment brevetée.
Lange & Söhne Datograph Perpétuel Tourbillon Honeygold « Lumen » : exploration lumineuse
La peinture luminescente « Swiss Super-LumiNova® » (SLN), produite pour l’industrie horlogère en exclusivité par l’entreprise RC Tritec d’Albert Zeller, offre aujourd’hui une vaste palette de couleurs.
Les designers l’ont bien compris en redoublant d’audace chromatique (lire notre article « De la radio-luminescence au Swiss Super-LumiNova® : nos nuits seront plus belles que vos jours »).
Limitée à 50 exemplaires, la nouvelle A. Lange & Söhne Datograph Perpétuel Tourbillon Honeygold « Lumen » explore merveilleusement, ce nouveau monde lumineux, grâce au concours de l'entreprise genevoise Billight dirigée par Monia Ghrissi.
Dans l’obscurité, l’effet est saisissant.
Les développeurs ont poussé l’exercice de coloration bien au-delà des simples aiguilles des heures, des minutes et des secondes centrales du chronographe. En effet, les deux disques auxiliaires à quatre et à huit heures, ainsi que la grande date et les phases de lune animent la montre d’une teinte vert "laiteux" semi-transparent.
Hermès Arceau Chorus Stellarum : baroque et hypnotique
L’horloger Hermès occupe une place à part dans le paysage horloger contemporain. À l’instar de ses “consæurs” Chanel et Louis Vuitton, la maison Hermès possède un outil industriel de premier plan. Réparti sur deux sites de production en Suisse – Le Noirmont et Brügg - – Hermès horlogerie dessine et produit tous les éléments de “l’habillage”, à commencer par les cadrans et les boîtes.
Aussi, les collaborations externes avec des cadraniers et des ateliers spécialisés (Olivier Vaucher, Christophe Blandenier, Anita Porchet, etc.) nourrissent la créativité des équipes internes. Pour cette année 2024, la marque propose une formidable animation du cadran inspiré du carré Chorus Stellarum dessiné par Daiske Nomura.
À 9 heures, un bouton poussoir enclenche, à la demande, un mécanisme ingénieux qui donne vie à un cavalier et son cheval. Le carrousel saisissant de vie convoque un subtil éventail de métiers d’art, de la gravure au champlevé sans oublier la peinture miniature.