Les secrets du guillochage : rencontre avec Yann von Kaenel, guillocheur et fondateur de Décors Guillochés.

« Donner du sens à la vie ».

Désenchantés, certains professionnels s’engagent parfois dans une reconversion radicale, souvent aux antipodes de leur parcours académique. C’est le cas de Yann von Kaenel, directeur de la société Décors Guillochés, guillocheur de cœur et physicien de formation. À Cernier, dans les locaux de l’entreprise, il nous dévoile les joies et les difficultés du guillochage, un métier d’art en plein essor.

 

Texte par : Hubert de Haro / HDH Publishing. Mai 2024

 

 

À Cernier, l’élégante architecture de la société Décors Guillochés s’inscrit à merveille dans le paysage du Val-de-Ruz, suivant une démarche esthétique doublée d’une conscience aiguë des enjeux environnementaux. « Les 120 m² de panneaux solaires ainsi que la toiture végétale couvrent 85% de nos besoins électriques », affirme Yann von Kaenel, directeur de cette maison indépendante, spécialiste du guillochage.

 

La Freak S Nomad d'Ulysse Nardin présentée à l'ocasion du salon "Watches and Wonders 2024", arbore un cadran imaginé et guilloché par la société Décors Guillochés.

L’élégante architecture de la société Décors Guillochés s’inscrit à merveille dans le paysage suisse du Val-de-Ruz.

 

Reconversion et héritage familial.

« Après huit ans de recherches appliquées (EPFL et Canada) et quatre ans au sein d’une spin-off (ndlr : société fondée à partir d’une structure de recherche publique) du CSEM (Centre Suisse d'Innovation Technologique), j’avais envie d’indépendance ; je ne voulais plus être un maillon d’une hiérarchie opaque » explique Yann von Kaenel, Docteur ès sciences techniques de l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne) pour une thèse sur les propriétés des couches minces de diamant synthétique.

 

Ce dirigeant discret, doublé d’un guillocheur expérimenté, œuvre dans les coulisses d’un métier d’art en plein essor. En 2005, après deux années totalement consacrées à l’apprentissage du guillochage – du réglage machine à la création des motifs, en passant par la production d’étampes en acier - il assume la direction de la société fondée avec son père René (voir encadré). Décors Guillochés compte aujourd’hui une dizaine d’employés, pour une production, en 2022, d’environ 4 000 cadrans. Malgré plusieurs crises économiques successives, « aucun collaborateur n’a quitté la société de son plein gré » défend Yann von Kaenel.

« Nous attirons des profils inattendus, de l’horticultrice à la technicienne dentaire, en passant même, par un cuisinier, passionné par les maquettes de bateaux. Seuls points communs exigés : une passion jusqu'au-boutisme et une capacité d’attention durable ». Yann von Kaenel.

 

Une paternité partagée.

À l’instar de la gravure, le guillochage consiste à enlever de la matière et à creuser des sillons réguliers et répétitifs sur un support métallique. L’objectif est d’aboutir à des motifs complexes dont l’harmonie visuelle est renforcée par un jeu savant d’ombres et de lumières.

Comme souvent dans les arts décoratifs, l'origine du guillochage oscille entre la France (au 15ᵉ siècle, un dénommé Guillot aurait gravé ivoire, bois et cornes) et l’Italie (les verbes guiocciare ou guttiare évoquent plutôt un motif gravé en forme de goutte).

Il est toutefois unanime, d’accorder à Abraham-Louis Breguet, la paternité du guillochage sur cadran. Il a ainsi composé un répertoire complet de motifs universellement reconnaissables, avec, entre autres, le clou de Paris, la crémaillère, le flinqué, le grain d’orge et le grain de riz ou encore le vieux panier.

 

La ténacité du guillocheur main.

Les tours à guillocher sont des outils imposants et complexes à manœuvrer. Traditionnellement posé à l’horizontal, sur une table en bois semblable à l’établi d’un horloger, le tour se compose d’un cylindre métallique volumineux (l’arbre) entouré d’un jeu de plusieurs cames empilées, appelées aussi rosette. En anglais, le tour à guillocher se traduit d’ailleurs par Rose Engine.

De la main gauche, le guillocheur tourne une manivelle qui entraîne lentement - par le biais d’une courroie – le cylindre du tour. De la main droite, il approche contre le cadran à graver, un burin lui-même fixé sur un chariot.

 

Une fois une ligne circulaire gravée, le guillocheur décale son burin et recommence l’opération. « Certains décors » développe Yann von Kaenel « exigent mille traits. Vous devez garder la même attention du premier au dernier. Ne rien lâcher ! ».

 

Brevet de machine à guillocher Lienhard

Le second type de tour à guillocher traditionnel - les « lignes droites » - se présente sous une forme plus compacte, même si leur mode de fonctionnement reste inchangé. Pour des raisons d’espace, on les retrouve aujourd’hui plus facilement. Par ailleurs, les « lignes droites » réalisent essentiellement, des motifs rectilignes.

 

De l’ombre à la lumière

Un peu à l’image de l’émaillage, le guillochage a également connu une très longue traversée du désert. Déjà en juin 1924, Piguet-Fages regrettait que la classe pour guillocheurs du Technicum de la Chaux-de-fonds ait été fermée, « trop d’ouvriers de cette spécialité étant encore inoccupés, pour entreprendre la formation de nouveaux apprentis ». « Toutefois, ajoutait-il, bien qu’un long entraînement soit nécessaire pour faire un bon guillocheur, nous pensons que les éléments de cette spécialité devraient être enseignés aux apprentis graveurs ». La formation en guillochage va graduellement disparaître au profit de la gravure 2. Pendant des décennies, le peu d’intérêt pour ce métier d’art entraîne un déclin marqué de l’activité.

 

Puis, contre toute attente, l’affection renaît et « les grandes marques reviennent » comme le confirme le dirigeant de Décors Guillochés ; l’écosystème horloger redécouvre cet art. Dans le Val-de-Travers par exemple, l’horloger indépendant Kari Voutilainen lance un ambitieux projet d’école de formation au guillochage, en engageant George Brodbeck – lauréat 2023 du prix Gaia – et en sauvegardant de justesse plusieurs tours traditionnels.

 

Un répertoire inépuisable

Chez Décors Guillochés, les clients trouvent aussi, un patrimoine inestimable, constitué de plusieurs centaines de décors. Hérités de décennies d’activité de René Von Kaenel (voir encadré), d’autres ont été développés par son fils Yann. « Lors des périodes creuses, nous en créons de nouveaux » détaille Yann von Kaenel.

« J’ai référencé dans notre catalogue 580 décors. Ils sont classés par type et par la manière de les construire. Sur un tour à guillocher, la manière d’empiler les coups ou leur espacement permet une infinité de combinaisons : on peut créer pendant des générations. » Yann von Kaenel.

 

 

Quelques exemples de motifs développés en interne (dans le sens des aiguilles d'une montre en partant du haut, à gauche): 1. vague classique, 2. écaille contemporaine, motif DG, 3. fleur contemporaine spécial 20 ans DG, 4. glacier, 5. soleil  gdo180 et 6. tuile classique.

 

Commande numérique : boîte de Pandore ou pragmatisme ?

Certains puristes entendent que l’art du guillochage traditionnel se doit d’être fait à la main.

Yann von Kaenel adopte une attitude nettement plus pragmatique et ne cesse de développer de nouvelles méthodes. Car le guillochage est en constante adaptation depuis des décennies.

 

Déjà au début du XXe siècle, le fabricant Lienhard innove et introduit une machine à guillocher par copiage, que Roland Tille – Dir. Créatif du cadranier Stern Frères dans les 1970 – qualifiera de Tapisserie (lire : "La Tapisserie sur cadran et les mystères de la Dame à la licorne." ) Audemars Piguet utilise d’ailleurs, cette technologie depuis l’introduction, en 1972, de son modèle Royal Oak.

 

L’autre possibilité consiste à emboutir le cadran grâce à une presse, sur une matrice guillochée en négatif, idéalement en acier. Ce procédé est aujourd’hui utilisé pour le décor du modèle Nautilus de Patek Philippe.

 Décor "grain de riz" et "soleil Inca".

 

Enfin, un cadran peut être guilloché à l’aide d’une machine à commandes numériques. Il faudra pour cela, toute l’expérience et le métier du guillocheur pour programmer la machine, ce qui est loin d’être un tabou pour Yann von Kaenel. « Même si depuis le COVID, le guillochage main est très demandé, nos activités sont équilibrées entre commandes numériques et fait à la main”.

Une preuve de plus que tradition et modernité peuvent cohabiter en parfaire harmonie.

 

 

Notes

1 Revue Internationale de l’Horlogerie et des branches annexes, 1924, p. 277.

2 En 1996, la convention patronale de la branche horlogère propose au guillocheur Chaux-de-Fonnier Pierre Rosenberg de former, pendant 18 mois, trois apprentis - Christian Moniez (Stern Créations SA), Paul Moretton (Atelier réunis SA) et Gérald Bressand (Calame & Cie SA)2a. En 2005, l’expérience concluante est réitérée pour Thierry Duvernay, Noël Bourbon, et François Letang de Rolex et Les Cadraniers de Genève2b.

      2a Europa Star #219, mai 1996. Page 30.

      2b REVUE FH | 2005 | page 26.

 

Bibliographie :

BERGERON Louis-Éloi, "Manuel du Tourneur », Chapitre VI, pp. 357-406, éditions Hamelin-Bergeron, Paris. 1816

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Encadré : RENÉ VON KAENEL.

Vous êtes le fils du guillocheur René Von Kaenel qui a donné le nom à l’entreprise RVK Guillochage, aujourd’hui Metalem. Pourriez-vous nous décrire son parcours ? Mon père, faiseur d’étampes de formation, était associé à deux graveurs main dans la société L’Eplattenier, Blandenier et Cie. À l’occasion du départ en retraite de l’un de ses clients guillocheurs à Neuchâtel - M. Béguelin -, il lui a alors repris plusieurs tours à guillocher. En pleine crise du quartz, il s’est mis, dès 1978, à apprendre en autodidacte, le guillochage.

 

Pendant vingt ans, l’atelier de mon père, a été le seul à former et à employer de futurs guillocheurs, et ce, pour répondre à une forte demande. Il est devenu le passage obligé de nombreux cadraniers dont Stern Créations et Metalem, ainsi que de plusieurs autres marques de haute horlogerie dont je dois encore taire le nom aujourd’hui. Il y fabriquait aussi des matrices guillochées en acier, fait rarissime dans l’industrie.

 

En 1996, alors que ses deux amis partent en retraite, mon père s’associe à Metalem et renomme l’entreprise RVK Guillochage (initiales reprenant le nom de René Von Kaenel). Deux ans plus tard, il cède ses parts à Metalem et continue encore à guillocher dans son garage, avec l’aide d’une ancienne collaboratrice – la mère de Yann Tripet, actuel directeur de RVK Guillochage.

 

Le début des années 2000 a vu l’activité de guillochage exploser. Je décide alors de le rejoindre, donnant ainsi naissance à Décors Guillochés SA.

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