A. Porchet, la signature de l’émail (II/II)

MÉTIERS D'ART.

L’émailleuse Anita Porchet revendique son statut d’artisane indépendante. D’une voix douce, elle nous explique les différentes techniques qu’elle aime utiliser aujourd’hui, fruit d’une vie d’expérience et de projets menés avec de très nombreuses marques horlogères, de Patek Philippe à Chanel, en passant par Hermès. Elle défend ses convictions avec la pertinence de celle qui a longtemps lutté pour conquérir son espace. D’une créativité hors norme, philosophe à ses heures, sa « griffe » se caractérise par une complète liberté. Les techniques dialoguent entre elles dans des œuvres « d’art total » qui parfois dépassent même, les limites du cadran pour s’inviter sur la surface des boîtiers. Malgré la reconnaissance de ses pairs et un chapelet de prix, cette incontournable du monde des métiers d’art horloger sait garder la tête froide. Très largement imitée, elle ne peut se reposer sur ses lauriers, ce qui d’ailleurs lui sied bien, car, et pour citer ces propres mots : « dans l’émaillage, ce qui me passionne, c’est précisément de ne pas maîtriser, d’être toujours en difficulté ». Nous reprenons ici notre entretien, dont vous trouverez la première partie dans notre article précédent. Propos recueillis par Hubert de Haro / HDH Publishing, dans l'atelier de l’émailleuse Anita Porchet, Corcelles-le-Jorat, Suisse. Mis en page le 21 avril 2023.

 

Hubert de Haro : Quels sont vos projets actuels ? Anita Porchet : Heureusement, ils sont nombreux. J’ai par exemple un projet pour Patek Philippe qui devrait être prêt dans trois ans.

Montre-bracelet Patek Philippe Golden Ellipse "Aigrettes blanches" ref. 5738/50G-026. Collection Haut artisanat 2023. Exposée pour la première fois en avril 2023 dans la boutique genevoise de la marque, Anita Porchet exprime ici son talent d'émailleuse, dans cette interprétation d'une estampe japonaise de 1920, où elle a recours à la technique du cloisonné non pas pour séparer des couleurs mais pour souligner les coutours des aigrettes. Les flocons de neige, d'un réalisme saisissant, semblent virevolter dans une chorégraphie aléatoire délicate. © Patek Philippe.

 

Souhaitez-vous agrandir votre atelier ? Pas du tout. Comme je termine et je polis tous les cadrans moi-même, c’est difficile. Par ailleurs, je prévois que les grands groupes horlogers intègrent prochainement, encore plus en interne le métier d’émailleur. Je ne pense pas que cela soit la meilleure solution pour les marques horlogères. Dans mon cas, en tant qu’indépendante, je reste très fidèle à mes clients alors que des artisans employés en interne changent souvent d’entreprise.

Avez-vous pensé à un projet d’école d’émaillage Anita Porchet ? Pourquoi pas. Mais il faudrait que ce soit une école indépendante des grands groupes, ce qui est difficile aujourd’hui. Je préfère donc, enseigner mon métier chaque jour, à mes deux collaboratrices. Elles m’accompagnent depuis 8 années déjà car l’émaillage exige un apprentissage très long.

Existe-t-il une communauté d’émailleurs ? À mes débuts, je faisais partie du groupement des émailleurs à Genève. L’idée initiale était de pouvoir acheter des émaux en groupe et de les partager, mais l’association a périclité. Pour moi, aujourd’hui, comme il n’existe pas d’école, et donc pas de diplôme d’émailleur, personne ne peut affirmer être émailleur ! Pas même moi ! C’est un métier très secret : le résultat d’années d’expérience, de succès et d’échecs. Par exemple, je n’ai jamais vu Suzanne Rohr2 travailler. Elle a attendu vingt ans pour commencer à me transmettre ce qu’elle savait et ce qu’elle sait. Alors peut-être un jour, lorsque je terminerai une peinture miniature que je réalise d'après ses conseils, et qu’elle en sera satisfaite… je pourrai dire que je suis émailleuse !

Lorsque je terminerai une peinture miniature que je réalise en suivant les conseils de Suzanne Rohr, et qu’elle en sera satisfaite… je pourrai dire que je suis émailleuse !

Anita Porchet

Êtes-vous toujours satisfaite de votre travail ? Non, bien sûr. Dans le cas de la technique du cloisonné, si vous n’êtes pas détendue, rien ne sort. Il faut un geste sûr et très délicat. Tenir le fil, le guider avec une certaine dose de pression, ni trop, ni pas assez, avant de le couper. Lorsque rien ne va, je préfère broyer des pigments ou aller en forêt. La nature est source d’inspiration pour moi. Ma palette se nourrit de mes promenades.

Montre Audemars Piguet Code 11.59 Grande Sonnerie Carillon Supersonnerie, ré.f 26397BC.OO.D321CR.04. 2020. Dans cette première collaboration avec la Manufacture du Brassus, Anita Porchet explore une palette de différent pigments métalisés bleu-nuit, où des paillons en or rutilent cinétiquement de tous leur feux. Anita Porchet met ici en scène une vision personnelle et féérique d’une possible nouvelle voie lactée. Elle réalisa trois cadrans pour cette grande complication exceptionnelle, dans une liberté créative la plus totale. © Audemars Piguet.

 

 

Quelle est votre palette actuelle ? Avant, j’aimais les sables, les bleu-gris, le mauve, et des couleurs assez douces. Aujourd’hui, j’aime toutes les couleurs, même celles pour lesquelles je n’ai aucun attrait particulier. Elles peuvent entrer en résonnance avec d’autres couleurs, dans l’ensemble du cadran.

Avez-vous déjà été attirée par d’autres techniques, le vitrail par exemple ? Le vitrail est une technique très différente puisqu’il n’utilise pas le feu. C’est un autre métier. Mais cela m’intéresse comme tous les artisanats, depuis la poterie par exemple, jusqu’au métier de tisserand.

Si vous n’aviez pas été émailleuse ? Je suis fascinée par la laque japonaise, un art très délicat également. Tous les métiers manuels sont magnifiques. Prenez un luthier par exemple, d’un bout de bois, il crée un instrument de musique. C’est exceptionnel !

Comment envisagez-vous votre avenir et celui de la profession Plutôt bien. J’ai actuellement la chance de beaucoup partager avec mes clients, en amont des projets. Avec Hermès par exemple, je peux proposer des techniques très différentes. Je peux d’abord graver avant la pose de l’émail, ou même utiliser de la peinture miniature sur certaines zones. Pour le futur de la profession ici en Suisse, l’émail est trop limité à l’horlogerie. C’est dommage. L’émaillage a un champ d’applications très vaste, comme la bijouterie bien sûr, mais aussi et pourquoi pas, les fermoirs de sacs à main par exemple. Comme vous voyez, les idées ne manquent pas…

Pour le futur de la profession ici en Suisse, l’émail est trop limité à l’horlogerie. C’est dommage. L’émaillage a un champ d’applications très vaste.

Anita Porchet

 

 

Montre de poche Vacheron Constantin "Les Cabinotiers Westminster Sonnerie". 2021. La saisissante peinture miniature en émail signée "A. Porchet 2018-2020", réinterprète la célèbre peinture "La jeune fille à la perle" du peintre holandais Johannes Vermeer /1632-1675). Pièce unique. © Vacheron Constantin.

 

Biographie d’Anita Porchet :

Native de la Chaux-de-Fonds en Suisse, Anita Porchet (1961) possède son atelier chez elle, à Corcelles-le-Jorat. Après une formation aux Beaux-Arts de Lausanne (où elle rencontrera François Junod), elle décroche un Certificat Fédéral de Capacité ou CFC, avec option gravure et émail à la Haute École Arc en 1984. Puis, elle y enseignera sept années durant, le dessin et l’initiation à l’émail. En 1985, elle finalise son Certificat d'aptitude artistique à l’École d’Arts de Lausanne. Les premières années comme émailleuse indépendantes seront difficiles ; l’émail n’est toujours pas à la mode dans l’horlogerie. Cependant, grâce à l’appui de Philippe Stern, alors Président de Patek Philippe, elle développe peu à peu un langage artistique propre. Sa technique évolue et conjugue peinture miniature, cloisonné, champlevé, grisaille tout en innovant avec l’introduction de matières tombées dans l’oubli, notamment les paillons5. Ses nombreuses collaborations avec plusieurs marques prestigieuses (Patek Philippe, Hermès, Chanel, Vacheron Constantin, Piaget et plus récemment Audemars Piguet), lui ont valu la reconnaissance de ses pairs. Elle reçoit en 2015, le Prix Gaïa dans la catégorie Artisanat-création puis partage en 2017 le Prix spécial du Grand Prix de l’Horlogerie avec la fameuse émailleuse Suzanne Rohr2, auxquels se rajoutent le prix « Hommage au Talent » décerné par la Fondation de la Haute horlogerie, ainsi que le prix culturel du patrimoine immatériel vaudois.

 

Notes :

1 Né à Bologne, en Italie, c’est à Genève que l’artiste et peintre miniaturiste Carlo Poluzzi (1899-1978) acquiert ses lettres de noblesses. Les informations disponibles sur sa biographie sont malheureusement trop rares. Il semblerait qu’il ait débuté sa carrière en tant qu'orfèvre avant de se tourner vers l'émaillage. Sa célébrité lui vient de ses miniatures émaillées qui puisent leur inspiration dans un répertoire naturaliste. Indépendant, il a travaillé pour de nombreuses marques dont Patek Philippe et exploré pratiquement toutes les techniques traditionnelles connues : émail cloisonné, champlevé et surtout la peinture miniature. Pour cette dernière, il a mis à profit des matériaux tels que l'or, l'argent et le cuivre pour sublimer ses effets esthétiques. Reconnu internationalement, il a reçu entre autres : le Grand Prix de la Triennale de l'Émail en 1935, en 1948, et en 1951 pour la troisième fois. Le Musée Patek Philippe, le Musée des Arts Décoratifs à Paris et le Victoria and Albert Museum à Londres conservent quelques-unes de ses œuvres emblématiques.  

2 Suzanne Rohr (1939) est une émailleuse genevoise spécialisée dans la peinture miniature sur cadran, dans la grande tradition genevoise. Suite à sa formation d’émailleuse à l’École des Arts Décoratifs de Genève, elle ouvre son propre atelier dans les années 1950, une époque difficile pour l’émail. Sa rencontre avec le peintre miniaturiste Carlo Poluzzi1 sera déterminante pour le reste de sa carrière. Un long partenariat s’établit alors en 1967 avec Henri Stern, président de la maison Patek Philippe et son fils Philippe Stern, tous deux grands collectionneurs d’émaux miniatures. En 2019, elle remporte le prestigieux Prix Gaïa dans la catégorie "Artisanat-Création" pour sa contribution exceptionnelle dans le domaine de l’émail, soit à peine après avoir partagé avec Anita Porchet, le Prix spécial du Grand Prix de l’Horlogerie de Genève.

 

Petit lexique des techniques évoquées :

La technique du cloisonné consiste à isoler les couleurs à l’aide d’un fil métallique, souvent en or. Ainsi, lors du passage au four, les teintes ne se mélangent pas.

La peinture miniature en émail utilise une poudre pigmentée mélangée à de l’huile qui donne une pâte plutôt liquide et qui permet d’être extrêmement précis(e). Dans tous les autres cas de figure, l’émail est appliqué en solution aqueuse.

La technique du paillonné consiste à ajouter des paillons à l’émail. Selon le dictionnaire de l’Académie française, les paillons tirent leur origine du mot « paille ».  Ils sont, dans le contexte des arts décoratifs, de « très minces feuilles de métal brillant que l’on place dans les chatons des gemmes pour leur donner plus d’éclat, ou qui servent de fond à un émail translucide ». Ces minuscules objets peuvent revêtir des formes très diverses : géométrique (rond, carré, rectangle, triangle), numérique, arabesques, botaniques…

 

Pour aller plus loin :

Foulkes (Nick), Meet the world’s greatest watch painter, Financial Times, 23 sept. 2021.

TORRES (Carlos), Anita Porchet, world class enameler discusses her art, Podcast Collectability. 31 mars 2022.

 

Gallerie d'images :

 

Montre de poche Patek Philippe émaillée par Anita Porchet. Réinterprétation de l'oeuvre "Le Baiser" du peintre autrichien Gustav Klimt (1862-1918).

 

Anita Porchet pour Hermès. 2023. © Hermès.

 

Collection privée de milliers de paillons en or, acquise par Anita Porchet. Certains d'entre eux seront utilisés dans de prochaine création de l'émailleuse. © Hubert de Haro / HDH Publishing.

Photographie d’une des montres de la collection Haute Joaillerie Piaget Rose Passion. Sur ce document, Yves Piaget remercie l’émailleuse Anita Porchet pour sa collaboration.

À l’occasion des célébrations des 175 ans de la marque genevoise Patek Philippe en 2014, Anita Porchet explique en détails à Hubert de Haro (auteur de cet article) les techniques d'émaillage utilisées dans la montre de poche unique Patek Philippe "Barques sur le Léman ». © QuillandPad

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