L’héritage des frères Verger (I/II) : échos des Années folles
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
C’est au détour de la (re) lecture du catalogue « Les secrets de Vacheron Constantin », que nous avons découvert plusieurs merveilles, des montres de poche dites « bras-en-air », de somptueux pendentifs donnant l’heure ou encore des boîtes « surprise » qui dissimulent de petites montres. Leur point commun ? Toutes ces créations portent gravées, les initiales « VF » c’est-à-dire Verger frères. Qui étaient donc, les frères Verger ? Quel rôle ont-ils joué dans le développement d’une horlogerie joaillerie si caractéristique des Années folles, autant fastueuse qu’inventive ? En quoi le foisonnement de leurs créations, résonne-t-il encore de nos jours ?
Texte de Hubert de Haro / HDH Publishing 2024.
Verger, l’inventeur.
Ce qui interpelle immédiatement, dans la « saga » Verger, c’est la profusion de brevets déposés, autant par Ferdinand père que par ses fils, Georges et Henri Louis. Là où le curieux s’imagine des gemmes, des perles, des gravures harmonieusement conjuguées, il découvre en sus, autant de remarquables objets mécaniques d’une incontestable ingéniosité. Quel est le point commun de toutes leurs inventions ?
Montre de poche portefeuille pour homme pour Van Cleef & Arpels (vers 1930)
Boîte art déco en or jaune, orné de motifs géométriques émaillée et de jade. Création Vacheron Constantin par Verger frères. Inv. 10723. @ Livre “Les secrets de Vacheron Constantin”, Franco Cologni, Éditions Flammarion (2005).
La famille Verger a peu à peu saisi l’enjeu croissant de « l’habillage » en horlogerie- terme qui contemple tous les éléments hors mécanisme, à savoir le bracelet, le cadran, les aiguilles ou encore le boîtier et/ou le cabinet de pendules et de pendulettes.
En 1911, les enfants George et Henri Louis créent ainsi l’entreprise Verger frères, « fabricant de boîtier ». Désormais la gravure « VF » pour Verger frères supplante les initiales le « FV » pour Ferdinand Verger, et s’impose comme un garant de qualité et d’innovation.
Montre de poche Vacheron Constantin "Bras-en-l'air" (vers 1930).
Boîte or jaune et or gris 18K de 48 mm, gravée “VF” pour Verger Frères. Cadran argenté mat avec figure centrale de “chinois malicieux”. Les deux bras indiquent les heures et des minutes sur deux échelles graduées, en forme de demi-lune. Le poussoir à 10 heures permet de mettre em mouvement les deux brase et d’indiquer heures et minuites. Au repos, les bras se trouvent le long du corps. @ Livre “Treasures de Vacheron Constantin”, page 54 et 55.
Montre de poche Vacheron Constantin "Bras-en-l'air" (vers 1930).
Boîte or jaune et or gris 18K de 46/48 mm, gravée “VF” pour Verger Frères. Cadran argenté mat avec figure centrale de “Guru”. Les deux bras indiquent les heures et des minutes sur deux échelles graduées, en forme de demi-lune. Mécanisme rétrograde. Vendue pour 18 800 euros par Antiquorum, à Hong-Kong, le 27 juin 2015 (lot 638). @ Antiquorum
Citons quelques exemples novateurs : la boîte à « surprise », les montres de poche dites « bras-en-l’air » ou encore les montres « à volets », comme le souligne l’historien et ancien responsable du groupe Richemont, Franco Cologni :
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Verger frères conçoit également un autre type de montre très caractéristique du Style 1925, les montres « à volets ». Leur cadran, ou seulement une partie de celui-ci, est dissimulé derrière des jalousies qu'on ouvre en actionnant un poussoir ou une couronne.
Franco Coligni ( 2005)
Montre à volet ou montre “surprise”
Décrite comme “Montre de poche ‘surprise’ à volets Art Déco, rectangulaire, bicolore or gris/or jaune 18K, cadran argenté avec 12 chiffres arabes et minuterie externe en chemin de fer (Boîte Verger Frères) – 1929”. @ Archives Vacheron Constantin.
Leur étonnante verve créatrice se reflète aussi dans la montre « tuyau », que décrit le même Franco Cologni : « Vers 1920, les frères Verger commandent une douzaine d'exemplaires d'un nouveau mouvement « tuyau » inventé par Georges Grandjean chez Vacheron Constantin qui leur permet de concevoir une montre qui va connaître un succès considérable, la montre ultrafine « baguette » pour dame, fleuron horloger du style moderne.»
Fournisseur, client ou partenaire ?
L’exposition « Lacloche Jewelers (1892-1967) » organisée en 2021 à Paris, par l’école des Arts Joaillers, cofinancée par la maison Van Cleef & Arpels, a mis en lumière l’extraordinaire patrimoine de cette maison parisienne.
Son riche catalogue partage avec transparence, le nom des ateliers ayant contribué à fabriquer les œuvres d’art uniques, exposées pour l’occasion : Henri Picq, Strauss Allard Meyer et « Verger frères ». Ces derniers ont contribué de façon significative au succès de Lacloche frères, notamment lors de la grande exposition internationale tenue à Paris en 1925, qui célébra six mois durant, l’universalité du génie humain.
L’imposant stand Lacloche jouxtait alors, les maisons Cartier et Van Cleef & Arpels, elles- mêmes clientes de Verger frères.
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Si aujourd’hui, les artisans se cantonnent au seul rôle de simples exécutants, dans l’ombre de directeurs artistiques de marques omnipotentes, les relations semblaient fort différentes dans les années 1920.
Preuve en est également, la collaboration très spéciale entre la vénérable enseigne genevoise Vacheron Constantin – la plus ancienne Manufacture horlogère au monde - et Ferdinand Verger, horloger de formation qui est « appointé » représentant officiel de la marque dès 1879.
Montre de poche Vacheron Constantin ( vers 1924)Boîtier en or jaune 18K, jade et diamants. Verger Frères. @ Livre “Treasures de Vacheron Constantin”, page 139
Son étroite collaboration prolifique à bien des égards, se prolongera sur plusieurs décennies, jusqu’au rachat dans les années 1930, de Vacheron Constantin par la Société Anonyme de Produits Industriels et Commerciaux (SAPIC) de Jaeger-LeCoultre.
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En 1896, tout en demeurant le représentant de Vacheron Constantin dont il achetait les montres et les mouvements, Ferdinand Verger créa sa propre maison et devint fabricant de boîtes de montre. Sa maison portait son nom et ses créations étaient marquées de ses initiales « FV ».
Franco Cologni (2005)
En 1921, l’exposition du Musée Galliera, dédiée à l’horlogerie, atteste également la notoriété incontestable des ateliers Verger frères pour plusieurs marques de la place Vendôme, comme le confirme le directeur du Musée de l’époque, Henri Clouzot :
« Jusqu’à ce jour, l’élégance masculine n’admettait que le chronomètre en or, telles que les maisons Leroy et Bréguet en exposent d’impeccables. Mais le plus intransigeant des dandys, qui répugnerait à un enrichissement trop voyant de brillants, peut faire siennes les créations de Messieurs Verger.
Henri Clouzot (1923)
Le Journal Suisse de l’Horlogerie publie la même année un nouvel article, de la main d’Henri Clouzot, à savoir, un compte rendu de l’exposition « Le décor moderne de l’horlogerie à l’exposition du Musée Galliera à Paris »2. Clouzot s’enthousiasme : « Parmi les montres, nous pourrions en signaler d'assez nombreuses d'un goût sûr, d'une exécution admirable et d'une conception absolument neuve, celles surtout présentées par les maisons Boucheron, Lacloche frères et composées par leurs savants et habiles collaborateurs Messieurs Verger. »
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Dans la vitrine de la maison Lacloche frères, les visiteurs ont admiré des montres d’hommes telles qu’ils n’en avaient encore jamais vues de semblables. Ce sont des créations de Messieurs Verger frères.
Henri Clouzot (1923)
À l’époque, un autre atelier parisien prestigieux – Les établissements Jaeger - se lançaient dans un partenariat fructueux avec le fabricant de mouvements Jacques- David LeCoultre, président de la Manufacture LeCoultre, établi au Sentier, en Suisse.
Or, les créations horlogères Jaeger-LeCoultre - du plus petit mouvement mécanique du monde, le Calibre 101, à la pendule Atmos ou à l’iconique Reverso – puisaient souvent leurs sources d’inspiration à Paris, pour être ensuite concrétisées, soit développées mécaniquement en Suisse, chez LeCoultre. Ainsi, l’atelier Jaeger fournissait un temps, les grands joaillers de la place Vendôme, en montres de poche, de poignet et en pendules.
À la genèse des « heures décoratives »
« L’heure privée » s’est longtemps cantonnée aux montres de poche. Engrenages, bascules et autres ressorts constituaient un monde réservé aux seuls horlogers et/ou à quelques esthètes héritiers du siècle des Lumières. Puis, l’heure s’est peu à peu, émancipée.
D’abord, aux poignets des soldats de la Grande Guerre de 1914, pour devenir subrepticement, un attribut féminin à part entière, un objet de mode éternel. C’est alors que les horlogers ont fait appel à de talentueux artisans d’art usant de pierres précieuses, perles et émaux pour embellir les poignets mais aussi les tours de cou ou même les doigts de ces dames : la belle horlogerie célébrait ses noces avec le bijou.
Montre pendentif Lacloche Frères (vers 1908)
Anodin, banal ou évident aujourd'hui, cette métamorphose, pourtant audacieuse pour son époque, s’opère dès la fin du XIXe siècle. Sous l’impulsion d’un courant artistique inédit – l’Art Nouveau - que l’on doit à Émile Gallé, Gustave Klimt et Alphonse Mucha, de jeunes artisans – sous la houlette de René Lalique – s’essayent à décorer des boîtes de montre de poche, apposant de splendides émaux en basse taille, colorés et ornés de pierres précieuses. Ce mariage entre matières précieuses, verre et émaux connaîtra ses heures de gloire durant les Années folles, soit l’entre-deux-guerres.
On attribue aussi le renouveau de la belle horlogerie par le bijou, à Ferdinand Verger ainsi qu’à ses deux fils Georges et Henri Louis. Famille aux multiples talents - horlogers, artisans, artistes et entrepreneurs – ils symbolisent à eux seuls, le trait d’union entre une industrie horlogère balbutiante et le faste du monde de la mode et des arts décoratifs. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’ils incarnent les pionniers de l’invention des « heures décoratives ».
D’ailleurs, Léopold Réverchon, éditeur en chef de la revue Horlogerie, l’attestera dans le Journal Suisse de l’Horlogerie (1929, pp. 46-47), à l’occasion du décès de l’horloger-bijoutier Ferdinand Verger (1851-1928) :
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Si on voulait caractériser brièvement son œuvre artistique, on pourrait dire que Ferdinand Verger fut essentiellement le rénovateur de la belle horlogerie par le bijou. De même que le grand couturier fait valoir par ses créations les corps qu’il habille, de même le grand bijoutier- horloger fait ressortir les qualités du beau mécanisme en l’enfermant dans un écrin digne de lui.
Léopold Réverchon (1929)
Montres-broche Vacheron Constantin de type chatelaîne (vers 1925).Inv. 10534, 10618, 10392. @ Livre “Les secrets de Vacheron Constantin”, Franco Cologni, Éditions Flammarion (2005).
Notes finales :
Les étonnantes réalisations de l’atelier Verger frères, datant d’environ un siècle, nous livrent trois enseignements majeurs
2- Le rachat de Vacheron Constantin en 1938 par la SAPIC de Jaeger- leCoultre sonne le glas d’une collaboration d’un demi-siècle entre les ateliers Verger et Vacheron Constantin qui désormais, ont recours à l’autre grand atelier parisien : les Établissements Jaeger. Sans ce rachat, le destin aurait pu, pourquoi pas, fusionner les deux entités en une seule marque « Verger- Vacheron Constantin ».
3- L’atelier Verger frères nous laisse en héritage de merveilleuses innovations techniques, signature de cette folle décennie. Une influence déterminante.
Dans un prochain « épisode », nous explorerons la mission éducative de Ferdinand Verger, une facette méconnue de l’un des grands capitaines de l’horlogerie-bijouterie du début du XXe siècle.
À suivre...
Sources :
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Marie CHABROL | La Maison Verger Frères | Blog Le gemmologue (25 juillet 2014).
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Henri CLOUZOT | Émail et verre | Journal Suisse d'Horlogerie (1923), pp 187- 188.
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Franco COLOGNI | Les secrets de Vacheron Constantin | Flammarion (2005), page 107.
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M.P. CONTREAU | Émail et verre | Journal Suisse d'Horlogerie (1923), pp 189- 190.
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Paul MARAT | Distribution des récompenses aux pupilles de l’orphelinat de la Bijouterie, Joaillerie, Horlogerie, Orfèvrerie et des industries qui s'y rattachent | Revue de l'horlogerie-bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, pierres précieuses et des industries qui s'y rattachent (1928), p. 25.
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Léopold RÉVERCHON | Ferdinand Verger 1851-1928 | Journal Suisse de l’Horlogerie (1928), page 42.
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Léopold RÉVERCHON | À travers la France horlogère... Au cinéma | L’horloger (août 1925), p. 1.
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Jean-Jacques RICHARD | Les Vergers Blog Bijoux et pierres précieuses (8 octobre 2023).
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Distribution des récompenses aux pupilles de l’orphelinat de la Bijouterie, Joaillerie, Horlogerie, Orfèvrerie et des industries qui s'y rattachent | Revue de l'horlogerie-bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, pierres précieuses et des industries qui s'y rattachent (1928), p. 32.
Biographie sommaire de la famille Verger (Ferdinand, Georges et Henri Louis)
1851 Naissance de Ferdinand Verger (FV) le 11 mai, à Paris, rue de Vaugirard. 1862 FV entre en apprentissage chez Lépine.
1870 FV participe à la guerre franco-prussienne puis émigre à Londres.
1879 L’horloger Ferdinand Verger, de retour à Paris, devient représentant exclusif de la maison genevoise Vacheron Constantin pour la France. Une affaire, comme l’affirme Franco Cologni 1 “dont Vacheron Constantin deviendra actionnaire majoritaire”.
1880 La société française de représentation des montres Vacheron Constantin déménage de la Place des Victoires à la rue St Anne, au 51.
1896 FV lance sa propre maison. Ses créations, “souvent destinées à Cartier” selon Franco Cologni “étaient marquées de ses initiales “FV”, placées de part et d’autre d’un arbre fruitier.
1901 FV reprend la maison Lépine.
1915 Invention de la montre « baguette » que Franco Cologni qualifie de “fleuron horloger du style moderne”.
1911 FV laisse peu à peu la place à ses deux fils, Georges et Henri Louis. Ils changeront la raison sociale de la société en “Verger frères”.
1925 Invention des montres « à volets », et des montres « à surprise ». Selon Jean-Jacques Richard, leur liste de clients est longue : Cartier, Lacloche Frères, Boucheron, Hermès, Van Cleef & Arpels, Ostertag, Jaeger, Chaumet, Janesich, Fouquet, Mauboussin, Charlton & Cie, Spaulking & Cie, Tiffany, Bulgari, Gubelin...
1928 8 juin. Dépôt du brevet d’invention (No656.483) d’un “étui ouvrant pour montres ou autres articles”. Décès de Ferdinand Verger à l’âge de 77 ans.
1935 La Maison Verger frères devient « Georges Verger et Fils ».
1938 Fin des relations commerciales avec Vacheron Constantin, suite à l’intégration de cette dernière dans la structure industrielle SAPIC détenue par Jacques-David Lecoultre et plusieurs investisseurs et gestionnaires.
1945 « Georges Verger & fils » devient « Verger & Cie ».
1980 Georges Lenfant rachète « Verger & Cie » qui fusionne alors, avec l’atelier « Bouder ».
2017 Benjamin Leneman devient l’actuel propriétaire de « Verger & Cie ».Quelques brevets : Cl. 61, no26,392. 14 mai 1902. Ferdinand Verger, fabricant d’horlogerie, 51, rue Ste- Anne. Paris. Instrument pour la mesure des vitesses. Cl. 71 f, no 65,169. 5 mai 1913. Ferdinand Verger, fabricant d’horlogerie, 51, rue Ste- Anne. Paris. Boîte de montre, à cadran mobile, pour être posée sur un chevalet puis, sur un meuble par exemple. Cl. 71 e, no 47,145. 26 mars 1909. Ferdinand Verger, fabricant d’horlogerie, 51, rue Ste-Anne, Paris. Montre à remontoir.