L’héritage des frères Verger (II/II) : Entre audace et transmission.
L’atelier Verger compte, dans les années 1920 près de deux cents collaborateurs, artisans d’art dont l’habileté et l’expérience façonnent des œuvres mécaniques et joaillères audacieuses. D’où provient une telle créativité ? Comment le « clan » Verger parvient-il à recruter ces talents ? Quels sont leurs engagements dans la transmission d’un savoir-faire unique ?
Texte de Hubert de Haro / HDH Publishing 2024.
Mariage audacieux des matières
Si l’étonnante inventivité technique de Ferdinand, puis celle de ses deux fils (lire aussi "l'héritage des frères Verger (I): échos des Années folles"), permettent à la maison Verger frères de très rapidement s’imposer en tant que fournisseur incontournable des grands maisons joaillères, leur audace dans le choix des matières confère à leurs produits un charme moderne et unique.
Montre-Broche, rectangulaire aux coins arrondis, en 3 pièces (1924).
Dans les pas de René Lalique - pionnier ayant fait fi des conventions esthétiques en osant appliquer l’émail et le verre à des créations joaillères nobles – les frères Verger participent à l’émancipation artistique qui atteindra son apogée à l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels de Paris, en 1925.
Montre pendentif Vacheron Constantin (1920)
La « folle » décennie symbolise par son qualificatif, la transgression même des codes ancestraux, et résonne encore aujourd'hui, un siècle plus tard dans les sautoirs et les colliers de perles en verre Chanel, directement hérités de la maison Louis Rousselet.
Il faut dire que la découverte du tombeau de Toutankhamon le 4 novembre 1922, met le feu aux poudres. Le prompt engouement pour l’égyptologie est tel qu’il affranchit en quelque sorte, les artisans de leurs carcans esthétiques, et leur offre un bain de jouvence aux sources inspiratrices d’un monde nouveau, l’Orient.
Désormais, orientalistes dans l’âme, couleurs, matières et techniques se conjuguent dans un ballet harmonieux, pour mettre en scène autant d’œuvres joaillères et horlogères tout aussi prodigieuses qu’absolument inédites. En témoigne le critique Contreau dans le Journal Suisse d'Horlogerie, en 1923: « Pourtant l’émail, ne se prête-t-il pas à tous les caprices, à tous les besoins du bijoutier décorateur ? Ondoyant, il épouse les lignes qu’on entend lui faire affirmer, si ténues soient-elles. Quand il faut, il rehausse et garantit tout à la fois un décor de peinture ; grâce aux précédés modernes, il prend des colorations les plus variées et perd, s’il le faut, sa transparence. »
« Admirons avec quelle souplesse l’émail se prête aux heureuses applications conçues par les Vergers. Au Musée Galliera, lors de l’Exposition de l’art appliqué à la décoration de la bijouterie et de l’horlogerie, nous avons trouvé, il y a deux ans, des pièces très modernes qui ne manqueront pas d’enrichir les collections futures : grâce à elles, les émaux du XXe siècle ne pâliront pas auprès des productions anciennes. Contreau, Journal Suisse d'Horlogerie (1923)
Éducation et transmission
L’ébauche du portrait de la famille Verger Frères serait incomplète sans aborder une facette méconnue de Ferdinand Verger : celle de l’éducation et de la transmission.
Journal Suisse d'Horlogerie (1925)
Selon Léopold Réverchon du magazine L’Horloger en 1925, Ferdinand Verger aurait même compilé dans un film noir & blanc, des séquences d’images prises dans certaines écoles d’horlogerie de l’arc jurassien, de part et d’autre de la frontière franco-suisse.
«
Grâce au concours des établissements Gaumont, Ferdinand Verger a composé un film qui sera très prochainement projeté dans la salle du congrès de l’exposition.
Léopold Réverchon, À travers la France horlogère... Au cinéma.
Ce film représente un projet parmi tant d’autres qui visait alors, à informer les jeunes apprentis sur le potentiel et l’avenir des métiers de l’horlogerie.
Montre Vacheron Constantin dit à "volets"Breveté dans les années 1930 par Verger Frères.Phillips (15 mai 2016), lot 152 | 35 000 CHF (33 400 Eur).
Ferdinand Verger continue sur sa lancée, profitant de l’exposition universelle de 1925 pour aller toujours plus loin, comme le développe Léopold Réverchon : « Il n’est personne parmi tous ceux qui s'intéressent à l'horlogerie qui ne soit allé visiter, au Grand palais, l'atelier d'apprentissage que Monsieur Ferdinand Verger y a si habilement aménagé. S’inspirant des directions de M. Labbé, qui préside en France aux destinées de l’enseignement technique, il a voulu montrer au grand public ce que peut signifier la préparation à une profession qui peut se flatter d’être à la fois une science et un art. L’atelier d’apprentissage ne constitue qu’un des éléments de son programme de vulgarisation. Il y a ajouté un cours de technologie qui a lieu tous les samedis de trois heures à cinq heures et auquel collaborent des directeurs d’école d’horlogerie et des personnalités de la corporation. »
Orphelinat
Car Ferdinand Verger comprend comme peu, l’impérieuse nécessité de former les adolescents, non seulement pour assurer l’essor de l’industrie horlogère mais aussi pour offrir un avenir aux enfants.
Montre bracelet Lacloche frères (vers 1920).
En effet, en parallèle de ses activités professionnelles, il préside l’Orphelinat de la Bijouterie, Horlogerie, Joaillerie, Orfèvrerie et des Industries (rue du Louvre), comme le rappelait bien à propos, Paul Marat dans la revue de l'horlogerie-bijouterie : « Durant les seize années de sa présidence, Monsieur Ferdinand Verger a fait preuve d’un inlassable dévouement, et a contribué puissamment au développement toujours plus grand d’une œuvre à laquelle il s’était consacré d’une façon si complète pendant 40 ans. Il nous a ainsi donné le plus bel exemple de ce qu'un homme peut réaliser quand il est doué des qualités exceptionnelles qui faisait de lui un véritable apôtre du bien, et ce n'est pas sans une réelle émotion que j’évoque aujourd’hui sa mémoire. Elle se perpétuera d’ailleurs à titre permanent parmi nous, grâce au geste généreux de Madame Ferdinand Verger et de ses fils, qui nous ont remis le capital nécessaire à la création d’un prix annuel de 500 Fr. Ce prix sous le titre de ‘Fondation Ferdinand Verger’ est destiné à récompenser les pupilles les plus méritants à tous égards. »
Pendulette Lacloche (vers 1925). Onyx, lapis-lazuli, jade, émail et diamants. Réalisée par les ateliers Verger Frères Collection privée. @ L’ÉCOLE des arts joaillers, exposition “Lacloche Jewelers (1892-1967)
« L’Orphelinat de la bijouterie, c'était sa vie. Paul Marat (1928), à propos de Ferdinand Verger.
Notes finales
Les sources relatives à la vie et aux œuvres de la famille Verger sont maigres. Le département du patrimoine de la maison genevoise Vacheron Constantin, ainsi que les propos et les notes de M. Jean-Jacques Richard ont ici été une aide d’autant plus précieuse. Pourtant, il n’est pas rare qu’une prestigieuse maison de vente aux enchères offre à la vente un objet signé du prestigieux « VF ».
Espérons qu’un jour, les archives commerciales ou les correspondances épistolaires privées pourront apporter un nouvel éclairage sur le « clan Verger » et une approche exhaustive sur leurs relations avec les plus grandes maisons horlogères et joaillères de l’époque.
Il serait intéressant également de comprendre les liens qu’entretenaient Ferdinand, Georges et Henri Louis Verger avec les nombreux artisans talentueux qui ont pris part à la réalisation de tant de chefs-d’œuvre joaillers. Existait-il un atelier central où cohabitaient dans un joyeux échange autant de métiers d’art que de savoirs ? De tels professionnels, étaient-ils engagés à la pièce ? Vivaient-ils tous à Paris ?
Autant d’interrogations qu’il reste à élucider.
À suivre...
La belle horlogerie est éternelle !
Ferdinand Verger dans le Journal Suisse dHorlogerie (1928)
Sources :
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Marie CHABROL | La Maison Verger Frères | Blog Le gemmologue (25 juillet 2014).
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Henri CLOUZOT | Émail et verre | Journal Suisse d'Horlogerie (1923), pp 187- 188.
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Franco COLOGNI | Les secrets de Vacheron Constantin | Flammarion (2005), page 107.
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M.P. CONTREAU | Émail et verre | Journal Suisse d'Horlogerie (1923), pp 189- 190.
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Paul MARAT | Distribution des récompenses aux pupilles de l’orphelinat de la Bijouterie, Joaillerie, Horlogerie, Orfèvrerie et des industries qui s'y rattachent | Revue de l'horlogerie-bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, pierres précieuses et des industries qui s'y rattachent (1928), p. 25.
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Léopold RÉVERCHON | Ferdinand Verger 1851-1928 | Journal Suisse de l’Horlogerie (1928), page 42.
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Léopold RÉVERCHON | À travers la France horlogère... Au cinéma | L’horloger (août 1925), p. 1.
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Jean-Jacques RICHARD | Les Vergers Blog Bijoux et pierres précieuses (8 octobre 2023).
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Distribution des récompenses aux pupilles de l’orphelinat de la Bijouterie, Joaillerie, Horlogerie, Orfèvrerie et des industries qui s'y rattachent | Revue de l'horlogerie-bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, pierres précieuses et des industries qui s'y rattachent (1928), p. 32.
Biographie sommaire de la famille Verger (Ferdinand, Georges et Henri Louis)
1851 Naissance de Ferdinand Verger (FV) le 11 mai, à Paris, rue de Vaugirard. 1862 FV entre en apprentissage chez Lépine.
1870 FV participe à la guerre franco-prussienne puis émigre à Londres.
1879 L’horloger Ferdinand Verger, de retour à Paris, devient représentant exclusif de la maison genevoise Vacheron Constantin pour la France. Une affaire, comme l’affirme Franco Cologni “dont Vacheron Constantin deviendra actionnaire majoritaire”.
1880 La société française de représentation des montres Vacheron Constantin
déménage de la Place des Victoires à la rue St Anne, au 51.
27/08/2024 1760 6/8
1896 FV lance sa propre maison. Ses créations, “souvent destinées à Cartier” selon Franco Cologni “étaient marquées de ses initiales “FV”, placées de part et d’autre d’un arbre fruitier.
1901 FV reprend la maison Lépine.
1915 Invention de la montre « baguette » que Franco Cologni qualifie de “fleuron
horloger du style moderne”.
1911 FV laisse peu à peu la place à ses deux fils, Georges et Henri Louis. Ils changeront la raison sociale de la société en “Verger frères”.
1925 Invention des montres « à volets », et des montres « à surprise ». Selon Jean-Jacques Richard, leur liste de clients est longue : Cartier, Lacloche Frères, Boucheron, Hermès, Van Cleef & Arpels, Ostertag, Jaeger, Chaumet, Janesich, Fouquet, Mauboussin, Charlton & Cie, Spaulking & Cie, Tiffany, Bulgari, Gubelin...
1928 8 juin. Dépôt du brevet d’invention (No656.483) d’un “étui ouvrant pour montres ou autres articles”. Décès de Ferdinand Verger à l’âge de 77 ans.
1935 La Maison Verger frères devient « Georges Verger et Fils ».
1938 Fin des relations commerciales avec Vacheron Constantin, suite à l’intégration de cette dernière dans la structure industrielle SAPIC détenue par Jacques-David Lecoultre et plusieurs investisseurs et gestionnaires.
1945 « Georges Verger & fils » devient « Verger & Cie ».
1980 Georges Lenfant rachète « Verger & Cie » qui fusionne alors, avec l’atelier
« Bouder ».
2017 Benjamin Leneman devient l’actuel propriétaire de « Verger & Cie ».
Quelques brevets :
Cl. 61, no26,392. 14 mai 1902. Ferdinand Verger, fabricant d’horlogerie, 51, rue Ste-Anne. Paris. Instrument pour la mesure des vitesses.
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Cl. 71 f, no 65,169. 5 mai 1913. Ferdinand Verger, fabricant d’horlogerie, 51, rue Ste-Anne. Paris. Boîte de montre, à cadran mobile, pour être posée sur un chevalet puis, sur un meuble par exemple.
Cl. 71 e, no 47,145. 26 mars 1909. Ferdinand Verger, fabricant d’horlogerie, 51, rue Ste-Anne, Paris. Montre à remontoir.