Onésiphore Pecqueur, horloger talentueux et pionnier oublié de la mécanique automobile.

SCIENCES & HISTOIRE (de la précision chronométrique).

 

On connaît peu Onésiphore Pecqueur (1792-1852). Enfant de la Révolution française et héritier de l’esprit des Lumières, il fut pourtant un inventeur de génie. En marge de sa charge de chef d’atelier du Conservatoire des Arts et Métiers de Paris, il développe un mécanisme d’engrenages, le « différentiel », dont les multiples applications industrielles perdurent jusqu’à nos jours. Mais, que sait-on de l’inventeur Pecqueur? Comment ses découvertes ont-elles marqué son époque et contribué au progrès général ? L’ « esprit Pecqueur » est-il encore d’actualité ?

 

 

Hubert de Haro / HDH Publishing, pour le magazine digital de l’horloger parisien Antoine de Macedo. Août 2023. 8 min. de lecture

 

Deux siècles se sont écoulés. Toutefois, le traité de l’horloger Ferdinand Berthoud (1727-1807) sur l’histoire de la mesure du temps n’a pas pris une ride. Dans un langage accessible au plus grand nombre, cette première grande encyclopédie horlogère commence par diviser la conquête de la mesure du temps en neuf « époques », dont la première est « l’invention des roues dentées ».  Cette genèse serait due à un mathématicien grec installé dans l’Égypte ptoléméenne, Ctesibius (285-222 av. J.-C), qui aurait perfectionné une clepsydre par l’ajout astucieux de rouages. Son contemporain Archimède (287-212 av. J.-C) aurait, quant à lui, développé une sphère « mouvante », hypothèse corroborée par la découverte en 1901, au large de l’île grec d’Anticythère, d’un mystérieux mécanisme antique capable de représenter la course des astres.

 

Au fil du temps, les rouages se complexifient et forment un répertoire formidable, dans lequel les horlogers puisent pour concrétiser leurs visions les plus insensées : pendules astronomiques, complications acoustiques ou chronomètres de marine. « De tous les Arts qui ont rapport aux Mathématiques, celui de l’Horlogerie est un de ceux qui excitent le plus la curiosité des savants, parce qu’il est des plus beaux et des plus utiles », écrivait en 1741 le maître horloger Thiout l’Aîné (1694-1767).

 

Onésiphore Pecqueur, quo vadis ?

L’horloger est donc tout autant mathématicien que physicien, chimiste et bien évidemment mécanicien. Onésiphore Pecqueur en a été la preuve vivante toute sa vie.

Né dans une modeste ferme de la région d’Amiens en l’an I du nouveau calendrier révolutionnaire, sa bibliographie est presque inexistante. Précoce, la légende veut qu’il ait complété son apprentissage horloger à Paris en quelques mois seulement, au lieu des quatre années requises. En 1818, son nom apparaît dans les registres de l’Académie française des sciences. Il y propose une ingénieuse solution mécanique permettant de résoudre toute équation à deux nombres premiers, y compris les nombres supérieurs aux centaines de milliers. Cette prouesse indéniable éveillera la curiosité de plusieurs académiciens.

 

Alors qu’il attend l’approbation définitive de l’Académie à son « équation mécanique », il présente à l’Exposition des produits de l’industrie française de 1819 une pendule indiquant le temps sidéral et le temps moyen. Le jury, composé entre autres d’Abraham-Louis Breguet (1747-1823) lui décerne une médaille d’argent pour l’invention d’un rouage qui « maintient les deux mouvements qui communiquent entre eux dans les rapports de vitesses convenables ».

À première vue anodine, cette découverte aura des répercussions considérables, bien au-delà de la sphère horlogère. « Par cet artifice, le nombre de secondes dont la pendule sidérale avance ou retarde sur le temps sidéral est exactement égal au nombre de secondes qui exprime, au même instant, l’avance ou le retard de la pendule moyenne sur le temps moyen. » En d’autres termes, régler correctement la pendule de l’un des deux temps (sidéral ou moyen) permet d’obtenir instantanément l’autre temps.

Auréolé de la reconnaissance de ses pairs, le jeune Onésiphore, devenu chef des ateliers du Conservatoire national des arts et métiers de Paris, publie un ouvrage détaillant le fonctionnement précis de sa pendule. On ignore l’accueil que ce livre a pu susciter. Toutefois, il est certain que Pecqueur n’entend pas s’arrêter à cette première invention. Au Conservatoire, on l’imagine volontiers conceptualiser de nouvelles inventions, s’inspirant de la diversité des mécanismes qu’il restaure au quotidien. C’est pourquoi il décide alors de se présenter à la prochaine exposition des produits de l’industrie française de 1823.

 

Exposition des produits de l'industrie française, département de la Seine. Pendule marquant le temps sidéral et le temps moyen, par O. Pecqueur Paris : imprimerie de Fain, 1819 Notice n° : FRBNF31072357 © BnF

La consécration

Le 25 août 1823, le rez-de-chaussée du palais du Louvre ouvre ses portes à la cinquième « Exposition des produits de l’industrie française ». Jamais, depuis sa création en 1798, la France aura rassemblé en un seul lieu autant d’exposants industriels, modestes, artisans et inventeurs. Les proportions de ce salon hors norme sont titanesques : 1’762 entreprises réparties par secteur d’activité, dans 52 salles. Le visiteur curieux pouvait y découvrir les tout derniers modèles de « chauffage et éclairage » (salle nº 13), « cuirs et peaux » (salle nº 17), « instruments de musique » (salle nº 18), « soie et soieries, bonneterie, chapellerie » (salles nº 31 à 33), « bijouterie, tabletterie, coutellerie, armes » (salles nº 36 à 38) ou encore « verrerie, cristallerie » (salle nº 3).

Dans la salle nº 35, dédiée à l’ « horlogerie fine et ornée », l’exposant nº 1093 – le jeune Onésiphore Pecqueur – expose côte à côte avec Antide Janvier1 (nº 1619), Lépine (nº 1574), Perrelet (nº 1598) ou encore Rieussec. Ce dernier présente une montre de son invention, « qu'il appelle un chronographe2 », selon les propres mots du jury.

Pecqueur doit attendre 1824 pour prendre connaissance des résultats de l’exposition. Le dénouement sera à la hauteur de son attente : le jury décide de lui décerner la plus haute distinction de sa catégorie, la médaille d’or. Ses concurrents devront se contenter de l’argent (frères Berthoud) et du bronze (Rieussec).

Rapport sur les produits de l'industrie française, présenté, au nom du jury central, à S. E. M. le Comte Corbière, ministre, secrétaire d'État de l'intérieur... ; rédigé par M. le Vte Héricart de Thury, et par M. Migneron. 1824. © gallica.bnf.fr / BnF

 

 

Ladite médaille récompense l’horloger et anticipe déjà les nombreuses répercussions industrielles des « rouages de M. Pecqueur » : « On peut en tirer un grand parti pour corriger les irrégularités de vitesse d’une machine à vapeur, d’une roue hydraulique, pour partager une résistance quelconque entre deux moteurs dans une proportion déterminée, enfin, pour résoudre une foule de problèmes de mécanique à la solution desquels les arts industriels sont directement intéressés. » Pecqueur lui-même en apporte la preuve éclatante pendant l’exposition. Il dévoile plusieurs applications concrètes qui couplent engrenages et vapeur, cette nouvelle force motrice, pierre angulaire de la révolution industrielle en cours.

 

Pecqueur, ingénieur automobile avant l’heure

Le 25 avril 1828, les « engrenages Pecqueur » refont parler d’eux. Pecqueur dépose le brevet d’un tout nouveau chariot à vapeur qui le projettera dans l’histoire… du monde automobile. L’ingénieur Émile Eude (1855-1928) écrira plus tard dans son Histoire documentaire de la mécanique française : « Ce qu’il y a de curieux dans le brevet de Pecqueur, c’est la description du différentiel qui prouve que nos ‘chauffeurs’ modernes n’ont peut-être pas tout inventé. »

En termes pratiques, la force motrice du chariot – une machine à vapeur installée à l’avant – est transmise aux deux roues de l’essieu arrière par un arbre central. Celui-ci est solidaire des arbres des deux roues arrière par l’intermédiaire d’un « mécanisme qui partage la puissance sur les deux roues sans nuire à leur indépendance », selon la description même de Pecqueur. Et, c’est bien là que réside son principal intérêt : lors d’un virage, la roue intérieure ralentit tandis que la roue extérieure augmente proportionnellement sa vitesse.

Rapport sur les produits de l'industrie française, présenté, au nom du jury central, à S. E. M. le Comte Corbière, ministre, secrétaire d'État de l'intérieur... ; rédigé par M. le Vte Héricart de Thury, et par M. Migneron. 1824. © gallica.bnf.fr / BnF

 

Cette invention, baptisée plus tard « différentiel mécanique », est aujourd’hui encore très largement utilisée par les constructeurs automobiles. Rares sont les inventions issues de l’horlogerie qui peuvent prétendre avoir eu un tel impact. Et Pecqueur en a parfaitement conscience en 1828, lors de son dépôt de brevet, quand il formula sa demande : « j’insisterais particulièrement pour obtenir le privilège de faire les applications de ce mécanisme à toute espèce de voitures à vapeur ». Il va alors dédier les deux décennies suivantes à donner vie à une multitude de machines à vapeur, à l’image de la fameuse machine à produire des filets de pêche – qu’une entreprise anglaise lui achètera à prix d’or.

 

Le différentiel automobile décrit avec pédagogie dans cette vidéo datant de 1937.  

 

La renaissance horlogère de l’esprit Pecqueur

Par l’une de ces ironies dont l’histoire n’est pas avare, le nom de cet inventeur de génie est totalement tombé dans l’oubli. Il est cependant sur le point de renaître grâce à l’ambition d’un homme : Patrick Bornhauser, président fondateur du groupe BPM, entreprise dont l’activité principale est la distribution de marques automobiles Premium qui compte près de 2000 employés répartis sur 110 sites.

Arrière-petit-fils de l’horloger attitré de la ville suisse de Saint-Gall, M. Bornhauser s’intéresse de longue date à toutes les disciplines dans lesquelles interviennent les arts mécaniques : la haute horlogerie bien sûr, mais également l’automobile, le monde des deux roues motorisées, ou encore l’aéronautique et le motonautisme.

Son hommage à l’ingénieur Pecqueur passera tout d’abord par la création d’une montre GMT équipée d’un différentiel Pecqueur en construction étagée, qui sera dévoilée en 2023.

Sous l’égide de la division BPM Exclusive, cette montre de série limitée servira de code d’accès et d’emblème au futur « Club Pecqueur Motorists », dont la signature « Arts Mécaniques en Mouvement » illustre parfaitement l’ADN de l’esprit Pecqueur.

 

 

Notes :

1 Selon le jury, « Personne n’est plus érudit qu’Antide Janvier : en traduisant les ouvrages des plus grands maîtres, il a fourni aux horlogers peu versés dans la connaissance des langues anciennes les moyens d’étudier ces ouvrages, il calcule la denture des rouages pour tous ceux à qui les mathématiques ne sont pas familières, il est le conseil et l’appui de tous les jeunes artistes doués de quelque talent ».

 2 Et de le décrire en ces termes : « Le chronographe a la forme et le volume d’un gros chronomètre de poche. Le cadran est mobile autour d’un axe perpendiculaire à son plan et traversant le centre. Le chronographe étant en mouvement, si un observateur veut noter le commencement d’un phénomène, il presse un bouton avec le doigt, et, à l’instant même, une petite plume ou pointe métallique […] marque, sur la division du cadran, un point qui fait connaître d’abord la seconde entière ».

 

Sources bibliographiques :

COSTAZ (M. L.), « Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française ». Imprimerie Royale, Paris, 1819 ; DUPIN (Charles), « Discours prononcé lors des obsèques de M. Pecqueur, dans le Bulletin de la Société d’Encouragement », tome 51, 1852, pp. 446-473 ; EUDE (Émile), « Histoire documentaire de la mécanique française », Paris, 1902, pp. 115-117 ; HERICART DE THURY, MIGNERON, « Rapport sur les produits de l’industrie française, présenté, au nom du jury central ». Imprimerie Royale, Paris, 1824 ; PECQUEUR (Onésiphore), « Exposition des produits de l'industrie française, département de la Seine. Pendule marquant le temps sidéral et le temps moyen », Imprimerie du Fain, Paris, 1819 ; PONCELET (Jean-Victor), « Note sur les travaux de O. Pecqueur, relatives à l'écoulement de l'air dans les tubes », Imprimerie de Hennuyer, Batignolles, 1847. THIOUT l’aîné, « Traité de l’horlogerie mécanique et pratique », 1741.

 

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