Métiers d’art. La créatrice en marqueterie Rose Saneuil se dévoile : « les matières sont des histoires de rencontre ».

L'ART ET LA MATIÈRE

 

Retenez ce nom : Rose Saneuil.

Professionnelle de la marqueterie, l’artisane créatrice bouscule les codes d’une sage tradition établie par l’ébéniste du Roi-Soleil, André-Charles Boulle (1642-1732). Elle explore d’infinies combinaisons de matières pour son plus grand bonheur et celui de nombreuses maisons de prestige avec lesquelles elle collabore. Écrins, cadrans, stylos et pièces de joaillerie se parent de représentations protéiformes aux palettes harmonieuses et savamment élaborées. Elle ose là où d’autres suivent. Chacune de ses créations vient enrichir le répertoire visuel et sensoriel de la marqueterie miniature, cet art nouveau en quête de reconnaissance. Rencontre.

 

Hubert de Haro / HDH Publishing, pour le magazine de l’horloger parisien Antoine de Macedo. Juillet 2023.

 

#Marqueterie #Boulle #Multi-matières #artisanat #art #créativité #indépendance #Métiers d’art

@Boucheron @Cartier @Charles Kaeser @Elie Bleu @Hermès @MontBlanc @Piaget @Van Cleef et Arpels

Taillée pour les matières.

Native et formée dans la vallée sarthoise des Pays de la Loire, la vie n’a pas toujours été tendre avec Rose Saneuil. Réchappée d’une vie tracée par d’autres, elle souffle ses trente bougies lorsqu’une petite voix intérieure l’intime de repenser son parcours. Dessinatrice depuis toujours, artiste contrariée par les nécessités d’une réalité économique implacable, elle engage alors tous ses jetons sur la table du grand jeu de la vie. Sans se retourner, elle prend le chemin de l’artisanat. Elle choisit d’éduquer ses mains à un nouveau métier, de retourner à l’école afin d’apprendre une autre façon de vivre. Cette rupture sans concession la sauvera. Dix ans seulement après l’ouverture de son atelier, ses collaborations artistiques avec le monde joailler et horloger témoignent d’un travail colossal et d’une créativité hors normes. Projet après projet, de reconnaissance en reconnaissance, elle trace son propre sillon avec la détermination des rescapés. Une rare résilience conjuguée à un talent artistique indéniable ont façonné cette personnalité tranchée qui ne cesse d’explorer de nouvelles combinaisons de matières. Elle a généreusement accepté de se raconter lors d’un échange téléphonique, prélude à la visite de son atelier situé en France, dans le sud de Paris... avis à toute personne désireuse de changer de cap et de se lancer dans l’aventure de l’artisanat !

 Rose Saneuil © Homo Faber | David Plas

 

 

Comment définissez-vous votre profession ? Je fais de la marqueterie multi-matériaux, je n’aime pas trop utiliser le terme de marqueteur. Mais la marqueterie reste un prétexte : ce qui m’intéresse avant tout est de faire se rencontrer les matières. Je travaille par exemple de nombreuses essences de bois (sycomore, platane maillé, l’amarante, loupe de noyer…) mais aussi la feuille d’or, l’os, la paille, la nacre, le cuir, le zinc, le galuchat, le parchemin ou encore le laiton, les élytres de scarabée, la coquille d’œuf, l’ardoise, la plume, des pétales d’immortelles et même du quartz.

L'artiste Rose Saneuil déploie dans son décor pour le stylo Montblanc « High Artistry The First Ascent of the Mont Blanc » une combinaison inédite de matières :  sycomore, koto, platane maillé, hêtre, noyer, ébène, nacre, paille, parchemin et cuir (veau). Cette étonnante collaboration  limitée à 5 exemplaires, rend hommage à Jacques Balmat (1762-1834) et au médecin Michel Paccard (1757-1827), tous deux alpinistes, pionniers de l’ascension du Mont Blanc le 8 août 1786. © MontBlanc.

 

 

 


 

Pouvez-vous nous décrire votre parcours ? À l’âge de 31 ans, j’ai intégré l’Ecole Boulle, à Paris, pour suivre un premier CAP en ébénisterie, puis un deuxième en marqueterie. Je ne me sentais plus du tout à ma place à la banque où je travaillais. Je voulais retrouver ma voie d’origine, celle d’une enfance où je ne cessais de dessiner et je me rêvais épanouie, dans un enseignement artistique. À l’école Boulle, dès le premier contact, j’ai tout de suite su que j’avais trouvé ma place. En deuxième année, mon professeur de marqueterie a compris que j’aimais profondément ce milieu ; j’ai d’ailleurs terminé mon cursus avec la meilleure note de la région Île-de-France.

 

Avez-vous immédiatement ouvert votre atelier ? Non. À la sortie de mes études, j’ai frappé à la porte de nombreuses entreprises d’ébénisterie. Aucune n’a voulu de moi, probablement parce que j’étais une femme. J’ai tout de même été acceptée par la société Elie Bleu, fabricant de coffrets.

15 jours après mon arrivée, la maison Cartier a passé commande d’un écrin où devait figurer une panthère stylisée en marqueterie de bois et de nacre.

Étant la seule spécialiste de la société, j’ai eu la chance de pouvoir faire mes preuves. Et puis, plusieurs marques de prestige ont eu vent de ce projet. Nous avons commencé à travailler entre autres, pour Van Cleef et Arpels ou encore Boucheron. J’ai énormément appris à cette époque. Alors que je terminais un autre coffret Cartier, en galuchat, cette fois-là, j’ai demandé à garder les chutes pour mon usage. C’est ainsi que j’ai commencé mes premières expériences, à la maison. Chaque nouveau projet devenait un prétexte pour tester de nouvelles matières, comme le cuir par exemple.

« Les matières sont des histoires de rencontre ».

 

Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans l’aventure de l’indépendance ? Encore employée chez Elie Bleu, j’ai participé individuellement à une exposition de marqueterie à Paris. Le destin a placé Bastien Chevalier comme voisin de stand (NDLR : professionnel de la marqueterie de bois sur cadran, installé à Sainte-Croix, en Suisse). Nous avons immédiatement sympathisé. Bastien exposait des tableaux mais aussi des cadrans en marqueterie de bois, ce qui m’a intriguée et beaucoup impressionnée.


À lire aussi : Rare métier d’art : Bastien Chevalier, marqueteur de bois sur cadran.


Par la suite, les conseils de Bastien ont été fondamentaux. Il m’a immédiatement encouragée à ouvrir mon atelier et à proposer mon travail en Suisse. Il ne m’a jamais considérée comme une concurrente. Il est vrai que nos techniques diffèrent : je développe en priorité des marqueteries multi-matériaux alors que Bastien est spécialisé dans la marqueterie de bois. Il y a donc exactement dix ans, à 41 ans, j’ai décidé de me lancer. C’était le moment ou jamais. Je ne voulais surtout pas regretter plus tard d’avoir choisi le confort du salariat. Au pire, et même si cela ne devait pas marcher, j’aurais essayé.
Préalablement découpées dans le bois par Rose Saneuil, plusieurs pièces minuscuples sont assemblées avec harmonie pour constituer un délicat puzzle en miniature. © Oettinger Davidoff.

 

 

Comment avez-vous décroché vos premiers mandats ? Je me suis formée toute seule et j’ai conçu une petite série de premiers prototypes de cadrans différents. J’ai ensuite patiemment montré ces premiers échantillons aux entreprises suisses qui voulaient bien me recevoir. La société de remontoirs de montres  Charles Kaeser a été la première à me faire confiance. Puis, en sous-traitance, j’ai réalisé mon premier cadran pour Hermès.

Ce qui me plaît, c’est la diversité.

Remontoir à montres Traces conçu pour la société RDI de Charles Kaeser. © rdi-charleskaeser.

 

Enfin, j'ai contacté la maison Piaget. La direction de l’époque (ndlr : Philippe Léopold-Metzger) développait un pôle de métiers d’art constitué d’artisans indépendants externes. Tout à commencer avec une marqueterie reprenant la célèbre thématique de la Rose Piaget, un classique aujourd’hui des métiers d’art. Lorsque la Joaillerie et l’Horlogerie Piaget ont fusionné, j’ai alors travaillé sur des pièces Haute Joaillerie. Cela fait maintenant presque 10 ans que je travaille avec eux et je leur suis très reconnaissante. Je travaillais parallèlement aussi, avec Davidoff sur mes propres créations d’écrins pour cigares, mon premier métier.

La plus récente marqueterie de Rose Saneuil pour la maison Piaget convoque une improbable symphonie de matière : le sycomore, la paille, le parchemin, le cuir de truite et l’élytre de scarabée. La créatrice révèle une parfaite maîtrise des tonalités chromatiques et relève avec brio le défi lancé : déployer une riche palette azurée grâce à plusieurs matières. Cadran "Undulata" pour la Montre Piaget Altiplano Tourbillon équipée d'un boîtier or gris sertie baguette de 41 mm.  © Piaget | Etienne Delacrétaz

 

Vous avez imaginé de faire évoluer la marqueterie de bois vers d’autres matières et d’autres supports ? Juste avant le Covid, Van Cleef et Arpels a communiqué mon contact à Montblanc. Vous vous rendez compte : être recommandée par l’une des plus belles maisons de la Place Vendôme !
La direction créative m’a alors proposé de développer ma marqueterie sur des stylos. J’ai trouvé l’idée géniale ! J’ai compris à ce moment que la marqueterie pouvait aller plus loin que les écrins et les cadrans de montres. Je me suis sentie tellement privilégiée d’explorer cette nouvelle voie. Dès les premières semaines, je me suis très bien entendue avec la designer chez Montblanc. Je dois dire d’ailleurs que toutes mes collaborations a posteriori avec cette marque ont été marquées par le respect mutuel et l’élégance.
Depuis cette expérience, je recherche constamment de nouvelles matières et de nouveaux supports. Je réalise actuellement par exemple  des expériences avec de l’ardoise et des plumes. Ces prototypes reflètent la lumière d’une façon très singulière et apportent plus de vie aux couleurs. Le rendu en relief s’éloigne un peu de l’objet classique en marqueterie où le puzzle d’éléments doit être parfaitement plat, c’est à dire sur un seul plan. Mais j’aime cela.

 

Avez-vous été confrontée à des problèmes de conservation dans le temps ? Sur mes dizaines de réalisations, je n’ai eu qu’un seul service-après-vente. Il s’agissait du cadran d’une montre « Rose de Piaget ». La montre m’est arrivé à l’atelier avec le cadran complètement jauni, y compris la nacre ! Je ne saurai jamais ce qui s’est passé pour qu’elle change ainsi de couleur. Je suppose qu’elle a été exposée à une source de chaleur extrême pendant un long moment pour brûler ainsi le cadran. Aujourd’hui, je conçois de nombreuses pièces de petite joaillerie. Je les teste toutes « au porté ». Je serais incapable de livrer une création en sachant qu’elle ne va pas tenir dans le temps.

 

Avez-vous pensé développer la marque « Rose Saneuil » ? Non. Vous savez, je retire beaucoup d’enseignements de mes diverses collaborations. Les équipes sont créatives, professionnelles et me lancent parfois des défis qui stimulent et alimentent ma démarche. Et puis, lorsque le client achète un stylo Montblanc à plus d’un demi-million d’euros, il fait d’abord l’acquisition d’un objet exceptionnel, dont la thématique et la qualité entrent en résonance avec lui. J’ai les pieds sur terre : je suis incapable de parvenir à cette qualité de produit fini et mon nom « Rose Saneuil » n’a aucun poids. Ceci étant dit, je parviens à concilier mes collaborations avec la création de tableaux en marqueterie. Une fois la thématique et le budget définis par le client, je m’exprime en totale liberté, ce qui est pour moi une grande joie. Je m’éloigne alors de la miniature puisque chaque réalisation peut mesurer jusqu’à plusieurs mètres. Toutefois, et par manque de temps, je ne réalise en moyenne qu’une seule œuvre par année. 

 

Quelles sont les principales étapes de vos collaborations ? Je reçois tout d’abord un premier dessin d’intention, le cahier des charges de l’équipe créative de la marque en quelque sorte. Les matières à employer ne sont pratiquement jamais imposées. Après l’étude à l’atelier qui peut prendre plus ou moins de temps selon la complexité du projet, je fournis un nuancier de matières et une palette spécifique de couleurs. Si besoin est, je peux aussi reprendre le dessin pour mieux l’adapter à ma proposition. Après validation commence le travail.
Première collaboration de Rose Saneuil avec Xavier Rousset, cadranier de métier à l'origine du beau projet de valorisation des artisans d'art "XRby". Le cadran de la XRBy Rose Saneuil "Le Quetzal", limitée à 7 exemplaires, l'oiseau vénéré dans  l'ancienne civilisation Maya, symbole de liberté, a été complètement réinterprété par l'artiste. Dans une exécution quelque peu impressionniste, Rose Saneuil a recours à 16 matières distinctes dont l'érable moucheté, la loupe de myrte, le sycomore, le charme, le tulipier, la paille, le parchemin, l'élytre de scarabée, et le cuir de veau. © Eric Valdenaire.

 

 

 

 

Dans quel espace de travail concevez-vous et produisez-vous vos créations ? (Rires). Depuis plus de dix ans, mon appartement en région parisienne sert aussi d’atelier : l’ « appartelier ».

 

Quels sont vos futurs projets ? Je développe avec les équipes de la maison Piaget une création Haute Joaillerie inédite. Je ne peux pas en dire plus pour le moment, mais le résultat sera probablement surprenant. Quant à Montblanc, nous étudions ensemble des matières que j’utilise rarement. J’adore ces relations qui enrichissent ma discipline et me poussent à aller plus loin, à ne pas répéter ce qui a déjà bien fonctionné dans le passé. Je me suis peu à peu habituée à la prise de risque dans de nouveaux projets et c’est ainsi que je conçois mon futur.

 

Acceptez-vous des demandes de marqueterie de bois sur cadran ? De moins en moins, en partie pour les raisons que je viens d’exposer. Mais aussi parce que mon histoire, c’est le multi-matières. Je suis la seule aujourd’hui à proposer cette technique en marqueterie de miniature. J’ai tendance de plus en plus à n’accepter que le multi-matières.

 Boîte à cigares Davidoff "Damajagua". Matières utilisées: sycomores, poirier, charme, noyer US, parchemin, paille, cuir (agneau), feuille de tabac, galuchat. © Oettinger Davidoff

 

Quel bilan dressez-vous de votre carrière ? Je fête mes 10 ans d’indépendance au mois de juillet 2023. C’est fou le nombre et la diversité des créations réalisées en si peu de temps. Je suis donc plutôt fière de moi. Je me le dis encore avec difficulté, un peu par manque de confiance en moi.

Au début, personne ne m’a aidée à développer ma technique. J’ai dû travailler énormément. Mais j’ai tellement bien fait de me lancer !

 

Réfléchissez-vous à la transmission de votre savoir à d’autres, ce qui pourrait peut-être leur donner la chance d’avancer ou de rebondir ? Je réfléchis d’autant plus à ce thème que je suis parfois sollicitée par l’école Boulle pour recevoir de jeunes stagiaires.

De mon point de vue, la marqueterie n’est pas un métier d’avenir ! 

 

C’est triste à dire mais c’est la réalité économique aujourd’hui. En France, nous ne sommes plus qu’une vingtaine de professionnels indépendants qui pratiquons la marqueterie traditionnelle et deux, en miniature.
Or, pour le coffret, les sociétés ont toutes recours au laser. C’est notre principal concurrent. Pourtant, et même si j’ai parfois l’impression d’être un dinosaure, une espèce en voie d’extinction, je remarque que certains clients valorisent le geste manuel. Le travail artisanal tend à rendre l’objet final plus humain et attractif alors que la perfection de la machine laser transmet une forme de froideur, une distance.
Donc, pour répondre à votre question, il est trop tôt pour penser à la transmission : si je forme quelqu’un, je ne peux pas lui garantir un emploi à la sortie de mon atelier. Et puis, le premier luxe de l’indépendant est de gérer son temps : je veux travailler quand j’en ai envie et/ou par nécessité, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Avec un salarié, c’est fini.

 


A lire aussi : A. Porchet, la signature de l’émail (I/II) et A. Porchet, la signature de l’émail (II/II)

 

Vous ne regrettez pourtant pas votre choix d’être devenue indépendante ? Jamais. Malgré les prises de risque, c’est génial de travailler à la maison ! Cela représente beaucoup de bonheur … même si cela n’arrête jamais ! J’ai travaillé pendant des années un minimum de 70 heures par semaine, mais je réalise aujourd’hui – comme Bastien aussi – que je n’y arrive plus physiquement. Le corps nous envoie des alertes qu’il faut écouter au-delà des considérations financières. Je ne vous dis pas que refuser une proposition est toujours simple. Je dois dépasser mon manque de confiance pour me faire respecter plus. Je sais que je suis sur le bon chemin.

 

Quel projet vous rendrait totalement heureuse ? Développer un cadran multi-matières où le client me laisserait l’entière liberté dans le thème et la réalisation. Cela exigerait une confiance totale et un grand respect mutuel. D’une façon plus générale, je souhaiterais trouver un équilibre entre la création personnelle et les collaborations.

Création et réalisation Rose Saneuil. Les boucles d'oreilles "Garennes" tirent leur inspiration d'une ancienne mine d'ardoise située à Juigné sur Loire, en Anjou (49-France). Ce lieu aujourd'hui abandonné, peu à peu gagné par une abondante végétation, représente un terrain fertile pour l'imagination de l'artisane d'art. © Eric Valdenaire.

 

 

Pour en savoir plus sur cette étonnante créatrice d'art, n'hésitez pas à vous plonger dans le répertoire complet de ses réalisations, sur le site : www.rosesaneuil.com

 

 

 

Ecrire un commentaire

Tous les commentaires sont modérés avant d'être publiés