Philippe Delhotal, directeur Création d’Hermès Horloger : « Les artisans externes repoussent toujours plus les limites de nos créations. »

La montre Hermès ne cesse d’étonner. Sous la direction créative de Philippe Delhotal, la maison a instauré un dialogue improbable et enrichissant entre des matières traditionnelles et d’autres peu conventionnelles. Cette « hybridation » artistique puise autant son inspiration dans le merveilleux répertoire des carrés de soie Hermès que dans les rencontres avec des artisans singuliers. Les œuvres d'art mécaniques obtenues suscitent chez l’observateur un profond sentiment de sérénité et de bienveillance, sensation qui fait tant défaut aujourd'hui. Elles mettent aussi en selle des artisans d'art exceptionnels. Rencontre avec le maître d’œuvre Philippe Delhotal, directeur Création d’Hermès Horloger.

Texte de Hubert de Haro / HDH Publishing 2024
Hermès Horloger se porte bien. Avec 611 millions d’euros de facturation
en 2023, la branche horlogère représente 5 % des résultats globaux de la
maison familiale Hermès, devançant les secteurs « Parfum et Beauté », et
se rapprochant de la traditionnelle « Soie ».
Cette excellente performance, en croissance de 23 % sur un an, a permis
au gérant actuel Axel Dumas d’affirmer dans le dernier rapport de la
marque: « Une fois de plus en 2023, Hermès a cultivé sa singularité (...)
ces résultats solides témoignent de (...) l’engagement et du talent des
femmes et des hommes de la maison, je les en remercie. »
Le groupe se définit en effet, comme un « créateur, artisan et marchand
d’objets de haute qualité », un défi quotidien pour ce géant économique
aux dimensions colossales (22 040 employés à la fin décembre 2023).
Philippe Delhotal, directeur de la Création chez Hermès Horloger, nous
offre ici un éclairage rare et inspirant sur les nombreux projets
artistiques réalisés à ce jour.



Hubert de Haro : Pour la dernière création Slim d’Hermès Le sacre des saisons, vous puisez à nouveau l’inspiration dans le carré de soie du même nom, dessiné par l’artiste Pierre Marie. Parmi le vaste répertoire esthétique de la maison Hermès, comment choisissez-vous vos thèmes ?

Philippe Delhotal : Hermès est riche d’une multitude de dessins et de motifs et c'est indéniablement une grande source d'inspiration pour développer nos pièces d'exception. Les thèmes sont nombreux : floraux, animaliers, équestres, géométriques ou plus contemporains.

La soie est l’une des nombreuses sources d'inspiration. Nous pouvons également nous inspirer d'un univers spécifique et créer notre propre motif, ou nous ouvrir à la proposition d'un artisan, comme cela a été le cas pour la montre Slim d'Hermès Koma Kurabe réalisée par l’artiste Maître Buzan. Avec sa technique de peinture Aka-é sur porcelaine, l'artisan nous emmène dans le Japon des traditions, à l'ombre d'un cerisier en fleurs, pour assister à une célébration plus que millénaire : Koma Kurabe, la fameuse course de chevaux japonaise.

Le thème de l'année défini par le directeur artistique de la maison, Pierre-Alexis Dumas, est également très important. Il y a une incroyable richesse de contenus autour de ce thème et une variété d'expressions créatives inépuisable pour l'artisan.


Slim d’Hermès « Koma Kurabe » (2015)

 


Longtemps, l’horlogerie a eu recours avec parcimonie aux métiers d’art. Les cadrans « artistiques » étaient rares et relevaient plus de la ténacité et de la culture esthétique de quelques dirigeants. Disons-le : la majorité des horlogers n’en voyait pas l’intérêt commercial. Depuis votre arrivée à la direction créative des montres Hermès, vous avez bouleversé ces sages conventions en osant « hybrider » des matières et des techniques artisanales inconnues dans l’horlogerie, comme dans le cas de la collection Arceau Millefiori, superpositions de couches de cristal Saint-Louis. Comment parvenez-vous à concilier les métiers d’art avec les contraintes industrielles propres à la fabrication de montres ? Vous sentez-vous parfois limité dans vos développements artistiques ?

Hermès est une maison de créations, aussi, nous avons pour habitude de dire que la technique est au service de la création. Je pars du principe que faire des compromis ne rend pas hommage à l’ouvrage.

Une fois le dessin sélectionné, je vais choisir la technique qui sera la plus appropriée pour la faire vivre sur le cadran.

À mon sens, il n’y a pas de limites. Le choix des techniques à associer se fait naturellement en fonction de l’histoire que nous voulons raconter sur nos cadrans, des jeux de matières, de volumes ou de reliefs que nous souhaitons créer.

 

Rose Saneuil, spécialiste en marqueterie multi-matières, nous confiait
récemment que les « matières sont des histoires de rencontre ». Quelles
sont vos matières préférées et celles que vous aimeriez faire dialoguer
sur un cadran Hermès ?
J’apprécie tout particulièrement le cuir, matière emblématique de la maison. C’est un matériau chaleureux très agréable à travailler, et qui
raconte une histoire forte de par son toucher, son odeur, le bruit qu’il
fait lorsque vous le prenez en main. Il permet d’habiller nos cadrans de
couleurs vives ou douces selon les dessins.

Montre Arceau « Mon Premier Galop » (2024)

Inspirée du carré « Mon Premier Galop » de l’artiste Tong Ren, passionné de la vannerie traditionnelle. Série limitée et numérotée à 24 exemplaires. Le cadran déploie, sur un fond bleu et son soleil jaune, tous deux en émail, une délicate mosaïque d’une trentaine de tesselles en fils de soie et de cuir de différentes couleurs, rigoureusement réduits/travaillés à 0,5 mm d’épaisseur.

Chez Hermès, nous créons des pièces qui font dialoguer différents métiers d’art sur un même cadran depuis plusieurs années. Il n’est pas rare de voir sur nos cadrans de l’émail associé à du cuir ou à de la gravure, ou encore une applique en marqueterie de bois être déposée sur un cadran en aventurine peint à la main.

 

Consolider une technique artisanale est un processus qui s’inscrit dans
un temps long, jalonné de tentatives et d’échecs, mettant l’artisan
« toujours en difficulté » comme nous l’a rappelé l’émailleuse Anita
Porchet. Cette durée incompressible, est-elle conciliable avec les
exigences légitimes de rentabilité de l’entreprise ?

Le modèle artisanal d’Hermès consiste à placer l’humain, la créativité et la qualité au centre de nos réflexions. Cette philosophie nous permet de prendre le temps nécessaire pour bien faire les choses. Ce qui est une réelle chance pour tout créatif ou artisan qui peut prendre le temps nécessaire pour penser ses idées, parfaire ses techniques et ses ouvrages.


La technique japonaise du Kintsugi consiste à restaurer au moyen de
laque contenant de la poudre d’or, des porcelaines et des céramiques
brisées, leur conférant une valeur marchande souvent supérieure à
l’original. La beauté peut ainsi éclore de l’imperfection. Dans votre
processus créatif, quand décidez-vous de renoncer à corriger ce qui
pourrait être perçu comme un défaut par certains, ou au contraire,
d'embrasser ces imperfections pour en faire partie intégrante ?

Nos pièces métiers d’art sont toutes limitées et numérotées, et sont exclusivement travaillées à la main. Ce qui implique que chaque pièce est unique même si elle représente le même dessin et est confectionnée par le/la même artisan (e). Je ne parlerai pas d’imperfections, mais plutôt d’interprétations du dessin qui peut s’exprimer de façon légèrement différente d’une pièce à une autre. Nous sommes très vigilants sur les couleurs et sur l’émotion qui se dégage du cadran, ainsi que sur l’esthétique globale de celui-ci.


 

L’une des critiques récurrentes adressées aux cadrans d’art concerne
leur pérennité dans le temps. Qu’en pensez-vous ? Est-il possible ou
souhaitable de restaurer de tels cadrans ?

Chez Hermès Horloger, nous nous attelons à produire des objets de qualité qui répondent aux critères exigeants de la maison. Les cadrans d’art sont certes délicats, mais peuvent traverser des décennies, voire des siècles comme l’émail par exemple.



La montre Hermès dispose en interne d’une capacité industrielle qui lui permet de produire une partie de ses cadrans. En ce qui concerne les
métiers d’art, envisagez-vous une totale indépendance en « internalisant » des savoir-faire ancestraux, tels que l’émaillage, la
gravure ou le guillochage ? Ou préférez-vous plutôt cultiver un réseau
d’artisans indépendants ? Quel équilibre entre interne et externe jugez-
vous idéal ?

Hermès Horloger est une manufacture horlogère à part entière avec l’intégralité des métiers maîtrisés à l’interne et avec une production 100 % suisse. Nous réalisons en interne la grande majorité de nos cadrans au sein de notre Manufacture au Noirmont, à l’exception de certains cadrans métiers d’art qui requièrent un savoir-faire particulier.

L’internalisation d’artisanat d’art n’est pas dans nos projets immédiats. Nous travaillons avec différents artisans qui maîtrisent parfaitement leur art et nous aimons leur confier le défi de miniaturiser des dessins de grande échelle sur un petit espace.

Par ailleurs, je crois que nos artisans partenaires aiment également travailler avec nous, sur nos projets, car nos dessins sont bien souvent foisonnants de détails, colorés et empreints de fraîcheur. Cela leur permet d’exprimer leur artisanat d’une manière innovatrice et ludique, avec le défi de rester dans la miniaturisation et l’extrêmement fin.

Il est important pour notre horlogerie de s’appuyer sur des artisans externes, cela nourrit notre créativité, notre innovation et repousse toujours plus, les limites de nos créations.

 

 

Quelle relation entretenez-vous avec vos partenaires externes et comment
abordez-vous l'intégration d'un artisan, spécialiste d'un métier d'art
nouveau en horlogerie ?

Il peut s'agir d'un événement particulier, d'un parcours professionnel ou privé ou de rencontres plus simples et aléatoires.

Il est très important pour moi de rester en contact avec les artisans et leurs ateliers. Nous y découvrons toujours de nombreuses surprises. Car les matériaux, les outils et les gestes des artisans sont une source d'émotion forte et très inspirante.

 


Le guillochage main est souvent remplacé, pour des raisons de temps et donc de coûts, par des techniques telles que l’étampage, la découpe CNC ou même la gravure laser. Comment vous positionnez-vous par rapport aux nouvelles technologies ? En gardien du temple qui s’y oppose catégoriquement, ou plutôt en professionnel pragmatique qui juge au cas par cas ?

Les nouvelles technologies apportent parfois de belles solutions esthétiques, de nouvelles manières de concevoir. Je crois qu’il faut un bon équilibre entre l’acte humain et l’aide de la machine.
Je pense, par exemple, à la
Slim d’Hermès Cheval Ikat, qui reprend un motif abstrait strié. Aucune technique traditionnelle de métier d’art ne pouvait rendre hommage comme il se doit à ce dessin, c’est pourquoi nous avons effectué des recherches et avons collaboré avec un atelier qui a développé une toute nouvelle technique : le « wire ball bonding ». Cette technique consiste à souder des fils d’or en surface, telle une broderie, afin de créer un motif en relief, avec des espaces de transparence et de densité. Créée initialement pour la production électronique, cette technique a été détournée et s’est vu insuffler un flair artistique fort au point d’en devenir une vraie technique de métier d’art pour cadran. Or, cette technique en particulier n’aurait pas pu voir le jour sans l’aide d’une machine originairement industrielle.

Slim d'Hermès « Cheval Ikat » (2019)

 

 

Autre exemple, en 2018 Hermès a initié une rencontre avec le Centre suisse d'électronique et de microtechnique (CSEM), basé à Neuchâtel. Nous étions alors dans une quête d’innovation technologique à des fins artistiques, pour donner vie au motif intime et raffiné " Crépuscule " du designer- graphiste Thanh-Phong Lê. Ici de nouveau, nous ne trouvions pas la technique parfaite pour rendre hommage à ce dessin onirique, nous nous sommes alors rapprochés des équipes du CSEM pour développer le projet d'un cadran réalisé à partir d'une plaque de silicium, appelée « Wafer ».

 

Comment voyez-vous le futur des cadrans d’art signés Hermès ? Pouvez-
vous nous dévoiler la prochaine œuvre en cours de réalisation ?

Les cadrans d’art Hermès sont destinés à perdurer au sein de nos collections horlogères. Ce sont des objets empreints de fantaisie, de légèreté et d’émotion qui mettent en lumière les artisanats d’exception. Ils expriment parfaitement ce pas de côté cher à la maison.


Sur le salon Watches & Wonders Geneva 2024, vous avez découvert une
belle collection de métiers d’art au sein de la scénographie d’artistes
de notre pavillon. Ainsi, l'Hermès Arceau Chorus Stellarum met en scène
le fantastique dessin décalé de l'artiste japonais Daiske Nomura qui
prend vie et s’anime grâce à l’alliance de plusieurs artisanats d’art :
appliques mobiles, gravure et peinture miniature.

Source : Présentation des résultats annuels 2023 Hermès (page 12 et 21).

Galerie:

Hermès Arceau Chorus Stellarum (2024)

Merveilleuse oeuvre d'art réalisée avec le concours du graveur et automatier Jean-Vincent Huguenin.

La marque en livre ici une description précise et tellement évocatrice: "Deux interprétations exclusives révèlent un décor tantôt fantastique, tantôt futuriste, extraite du carré Chorus Stellarum dessiné par Daiske Nomura. Les personnages – de fringants cavaliers squelettes chevauchant leur destrier – s’incarnent dans des appliques mobiles en or jaune, gravées et peintes à la main. Mues par un mécanisme à ressort relié au bouton poussoir à 9 heures, ces vanités gothiques caracolent d’un simple coup de pouce, dans une impulsion à la demande, autour d’une constellation dorée réalisée en champlevé. Comme un tableau céleste, ce nouveau zodiaque aux symboles subtilement empruntés de la collection Émile Hermès, révèle les cieux équestres dans une toile éclatante de motifs colorés sous laque, rehaussée d’étoiles en appliques rhodiées.

 Slim d’Hermès « Le Sacre des saisons » (2024)

Inspirées du carré de soie éponyme imaginé par l’artiste Pierre Marie, les Slim d’Hermès « Le Sacre des saisons » - éditions limitées et numérotées à 12 exemplaires – représentent les quatre saisons, dans un foisonnement de couleurs chatoyantes. Croisement d’un échantillon de plusieurs techniques artisanales, en partenariat avec les ateliers des cadraniers Olivier Vaucher (jaune et rouge) et les ateliers Philippe Blandenier. (bleue et verte).

De gauche à droite : peinture miniature sur pierre de chrysoprase jaune citron (printemps) ; Saphir gravé et peint à la main (été) ; Or gravé avec microrelief et peinture miniature (automne) ; Émail miniature et émail paillonné (hiver) @ Anita Schalefli et David Marchon

 

 

 

Arceau Millefiori (2015)

Cadrans et couvercle (montre de poche) en cristal, réalisés selon la technique des presse-papiers du XIXe siècle des Cristalleries royales de Saint-Louis. @Hermès Horloger. 

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