Un océan de merveilles fragiles : La tortue marine imbriquée, entre préservation et métiers d’art.

MÉTIERS D’ART
 
La tortue est un reptile fascinant. Sur les 300 espèces recensées, seules sept vivent dans les océans. Héritières d’une lignée vieille de plus de 250 millions d’années, elles pourraient bien succomber au changement climatique, à la pollution des eaux internationales et … au braconnage. En effet, l’écaille de certaines d’entre elles a depuis plusieurs siècles intégré le répertoire créatif de nombreux artisans d’art. Des cabinets de pendules Louis XIV à de merveilleux vases, peignes, éventails et montures de lunette, cette exceptionnelle matière première organique est aujourd’hui synonyme de rareté et d’exclusivité. Une fragile pierre précieuse marine en grave danger d’extinction.
 
Hubert de Haro / HDH Publishing, pour le magazine de l’horloger parisien Antoine de Macedo. 23 juin 2023.
 

 

Illustration scientifique de la tortue marine Eretmochelys Imbricata. © Leonardo Alves

 

La sagesse populaire occidentale attribue à la tortue des valeurs de persévérance, de sagacité et de courage. Jean de La Fontaine (1621-1695) l’immortalise dans une de ses fables les plus célèbres où elle accomplit l’improbable exploit de vaincre à la course, un lièvre par trop auto-confiant.

 

En 2000, l'artiste peintre Júlio Pomar (1926-2018) convoquait le lièvre et la tortue pour illustrer une série limitée de 40 montres Reverso produites par la Manufacture Jaeger-LeCoultre. © Espiral do Tempo.

 

Observer évoluer avec grâce et apparente sérénité une tortue marine demeure aussi une belle expérience en plongée sous-marine. La tortue Imbriquée ou Caret (Eretmochelys imbricata) offre d’ailleurs, un spectacle inoubliable. Sa carapace dorsale constituée de 13 écailles reflète une multitude de couleurs complexes et changeantes, dans une gamme allant du jaune au brun en passant par le rouge-cerise. Une splendide aquarelle dynamique que la nature nous offre avec générosité.

Le mot « écaille » provient du gothique skalja, qui signifie tuile. La carapace de la tortue Imbriquée et, dans une moindre mesure, celle de sa proche parente la tortue verte (Chelonia mydas) sont en effet, composées de plaques - les écailles - qui se superposent à leur extrémité, un peu comme son étymologie le dévoile, les tuiles d’une toiture. Cette particularité morphologique a très tôt permis l’utilisation des écailles dans les arts décoratifs.

Au fil de nos lectures et des rares entretiens publiés sur le sujet, nous avons élaboré une liste de 13 questions (clin d’œil au nombre d’écailles de la carapace dorsale de la tortue Imbriquée) dont les réponses sont pour la plupart, des citations d’experts et d’auteurs. Entre biologie, sauvegarde des écosystèmes et métiers d’art, cet « entretien recomposé » apporte un possible éclairage sur un thème aussi passionnant pour l’historien d’art que clivant pour le défenseur d’une nature pérenne.

 
1. Quelle espèce de tortue marine se prête le mieux à l’artisanat ? « Toutes les plaques formant la carapace des tortues ne sont pas susceptibles de produire de belles substances translucides blondes, brunes ou tachetées de brun » expliquent Tardy et Dina Level dans la cinquième édition de leur ouvrage ‘Les pierres précieuses’|1|. Et de rajouter : « c’est la tortue de mer Chelone Imbricata (Eretmochelys imbricata ndlr) qui a fourni les plus beaux spécimens ». Le site du Musée Océanographique de Monaco complète cette première description dans un texte intitulé ‘La tortue imbriquée : une beauté prisée’ |2|: « Eretmochelys imbricata pèse de 60 à 90 kg pour une taille de 60 à 120 cm. Omnivore, elle se nourrit aussi et surtout d’éponges rendant sa peau toxique pour l’homme. Cette caractéristique lui a permis d'échapper aux braconniers intéressés par la viande. Cependant, elle est traquée pour ses magnifiques écailles qui sont faciles à transformer en objets artisanaux comme des peignes ou des bijoux ». On la distingue enfin, grâce à deux caractéristiques principales : sa carapace dorsale sur sa partie inférieure affiche de petites écailles acérées en forme de dents de scie. Par ailleurs, son bec singulier lui a valu le nom anglais de ‘Hawksbill’, soit ‘tortue à bec de faucon’.

 

2. Quelles autres espèces posèdent des caractéristiques similaires ? « La ‘caouanne’ (Caretta Caretta) est la plus ordinaire. Elle était utilisée pour la marqueterie et (la production de) l’éventail. Elle est remplacée par la tortue franche ou Midas (Chelonia mydas) à structure fibreuse et laminaire ressemblant, en plus cassant, à la corne. Elle est à reflets verdâtres. C'est la plus employée en ébénisteries. Elle se soude mal|1| ».

 
3. Pourquoi les écailles de tortue sont-elles si recherchées ? L’artisan Daniel Bernard explique dans un entretien accordé au journal Le Temps|3| que « deux morceaux d’écailles, chauffés à une température de 130° et mis sous pression, ne forment plus qu’un après 20 minutes ». Cette propriété connue sous le nom de thermoplastique est rendue possible par la kératine, protéine présente dans les carapaces mais aussi dans nos cheveux et nos ongles. « L’écaille possède des qualités extraordinaires. Très légère elle permet de réaliser des montures (de lunette) dont le poids n’excède pas 150 grammes |3|». Elle est également, extrêmement transparente.
La maison parisienne Bonnet est actuellement l'un des derniers ateliers européens à travailler l'écaille de tortue. Dynamiques, créatives et exigeantes, plusieurs générations d'écallistes ont fait perdurer l'art singulier de ces lunettes au fil des modes. © Maison Bonnet.

 

4. Quelles sont les principales nuances de couleurs de la tortue Imbriquée ? « La couleur de l’écaille dépend notamment de la nourriture de la tortue. Selon l’endroit où elle a grandi, les Caraïbes, les Seychelles, l’Afrique ou encore le Sri-Lanka, la teinte de ses écailles peut être jaune, miel, marron clair, rouge, saumon, cerise ou noire|3| ». Les tortues marines possèdent deux carapaces ; une au-dessus de leur squelette – dorsale - et une autre, protégeant leur ventre : le plastron. La carapace dorsale est constituée de 13 écailles aux tons plus sombres et complexes. En revanche, le plastron de la tortue Imbriquée présente des reflets jaunes translucides qui peuvent parfois se confondre avec (la pierre d’) ambre. « La plus appréciée est celle de Nassau. Le dos est à fond brun nuancé de taches rouges ou noires ; c’est l’écaille demi-blonde et jaspée. Une autre espèce très recherchée est l’écaille des Seychelles à fond noir moucheté de brun et de jaune dont le ventre est roux|1| ».

Superbe pendule d'origine anglaise, en écaille de tortue et bronze doré. Carillon Westminster datant du XIXe siècle. Vendue pour 10.753 euros (date non spécifiée). © www.1stDIBS.com

 

 

5. Depuis quand utilise-t-on l’écaille de tortue ? « Les Romains utilisaient déjà l’écaille en incrustation pour leurs meubles|1| ». Cependant, près d’un millénaire auparavant, l’écaille aurait été utilisée en Asie comme monnaie d’échange, l’animal étant vénéré pour sa longévité.

 

6. Quelle est la technique la plus répandue pour travailler l’écaille de tortue ? « Sous Louis XIV, le célèbre Boule (André-Charles Boule, 1642-1732) exécuta des tables, des cabinets, des pendules, en alternant les incrustations d’écaille à celles de cuivre. Pour faire de telles découpes parfaites, il fallait une maîtrise sans égale|1| ». Puis, au début du XVIIIe siècle, certains artisans napolitains|4| – notamment Giuseppe Sarao et plus tard son fils Gennaro - incrustent de la nacre et de fines lamelles de métaux précieux sur des écailles de tortue préalablement ramollies dans de l’eau chaude et de l’huile d’olive. Cette méthode a gagné le nom de « tortoiseshell piqué », soit ‘écaille de tortue piquée’, dans le monde anglo-saxon. Enfin, sous le second empire, Napoléon III privilégie également cette technique pour les meubles, cartels (ces « cartouches décoratifs », selon le dictionnaire de l’Académie française « ornent notamment le cadran de certaines pendules. Par métonymie, le pendule elle-même. » - ou encore les miroirs.

 Aiguière et son bassin en piqué d’écaille, incrustés d’or et de nacre, Naples, première moitié du XVIIIe siècle. Sotheby's, 28 novembre 2016. 535.500 euros. © Sotheby's


Lire aussi : « Rare métier d'art : Bastien Chevalier, marqueteur de bois sur cadran ».

 

7. Quelles autres techniques sont encore en usage ? En Asie, et ce depuis au moins 3000 ans, l’écaille de tortue est semble-t-il utilisée, même si peu d’artefacts archéologiques ont subsisté. Au Japon, comme le rappelle Maggie Campbell Pedersen : « l’artisanat japonais usant l’écaille de tortue, appelé aussi ‘Bekko’, est indéniablement l’un des plus magnifiques car il utilise des moulages élaborés et des techniques d’insertion tout en incorporant parfois de la laque|5| ».

 

8. En quoi l’autogreffe a-t-elle ouvert de nouveaux champs d’applications ? L’écaille de tortue est la seule matière organique qui permet l’autogreffe. En d’autres termes, deux écailles peuvent, dans des conditions de pression et de chaleur déterminées, se convertir en une seule. En effet, en les « soudant » par pression entre deux plaques de métal rougies, l’artisan obtient l’épaisseur souhaitée. Une fois découverte cette propriété unique, les artisans ont pu élargir considérablement leur champ de créations. D’autant plus qu’ils peuvent également jouer sur les différentes couleurs des écailles choisies.

 

9. L’accès à cette matière précieuse est-il réglementé ? Oui. Dès 1975, plus de 150 pays ont signé un accord de régulation du commerce de produits provenant d’animaux potentiellement en danger d’extinction. Il s’agit du CITES (Convention International for the Trade of Endangered Species) qui classe en trois niveaux de risque ou « annexe », d’un à trois. Le premier étant le plus restrictif, il impose l’interdiction absolue du commerce international. Toutes les tortues marines sont actuellement classées à l’annexe 1. Leur commerce est donc formellement interdit. En France par exemple, l’utilisation de leurs écailles est sévèrement encadrée. Seuls les stocks inventoriés par les douanes et les services vétérinaires peuvent être utilisés par les artisans.

Éventail en plumes d'autruche, écaille de tortue, or, argent, diamants et rubis. Acquis par la Reine portuguaise Maria Pia en 1888 auprès de la maison Boudet, à Paris. Aujourd'hui exposé au "Museu do Tesouro Real" (Musée du Trésor Royal) à Lisbonne. Nº d'inv. 2433. © Hubert de Haro / HDH Publishing.

 

 

10. Quelles sont les principales menaces pesant sur les populations des tortues marines ? « Présentes dans tous les océans du monde à l'exception de l'océan Arctique, 6 des 7 espèces sont vulnérables ou menacées. Les tortues marines font localement, l'objet de protection ou de plan de restauration, mais la pollution, le braconnage et les prises accidentelles par engins de pêche restent des causes préoccupantes de recul de populations déjà très faibles|6|.”

 

11. Existe-t-il des succédanés à l’écaille naturelle ? Oui. Les artisans ont d’abord employé de la corne teintée. La découverte du plastique a favorisé l’emergence d’une vraie industrie alternative à la matière naturelle.

 

12. Comment distinguer la vraie écaille de la fausse ? « Les 13 plaques qui forment la carapace d'une tortue Imbriquée ne sont pas soudées mais superposées, un peu comme les tuiles d'un toit. C'est la couche supérieure au-dessus du squelette qui constitue l’écaille. Ces plaques sont tachetées de brun et, observées à la loupe, elles laissent voir d’innombrables petits disques qui identifient la véritable écaille |1| ».

 

13. Quel est le futur des artisans écaillistes ? Une fois les stocks anciens épuisés dans la majorité des pays occidentaux, il est fort à parier que l’activité se concentrera sur la restauration plutôt que sur la production de nouveaux objets à base d’écaille de tortue. Cependant la saisie récente par les douanes françaises |7| de près d’une demi tonne de carapaces de tortue imbriquée en provenance de Haïti à destination du Vietnam – soit environ 380 animaux - confirme douloureusement que la protection de ce formidable reptile indispensable à la bonne santé des écosystèmes marins internationaux doit rester une priorité. 

 

Bibliographie et notes par ordre d’apparition dans le texte :

|1| TARDY et LEVEL Dina, « Les pierres précieuses », éd. 5, pp. 238-241. 1980.

|2| Musée Océanographique de Monaco. « Les sept tortues marines du monde ».

|3| LADERMANN Sébastien, « L'écaille de tortue, la grâce de la carapace », Journal ‘Le Temps’, 21 mars 2020.

|4| LANKARANI Nazanin, « Gallery Showcases Rare Tortoiseshell Art From Naples », Journal ‘The New York Times’, 7 sept 2018.

|5| PEDERSEN Maggie Campbell, « Tortoiseshell », The Journal of Gemmological Association of Hong Kong, 2020.

|6| WWF, « Tortues marines, doyennes de nos océans ».

|7| Douane française : « Saisie record d’une demi-tonne d’écailles de carapaces de tortues protégées à Roissy », 19 juillet 2017.

 

Pour aller plus loin :

DE HARO Hubert, « Rare métier d'art : Bastien Chevalier, marqueteur de bois sur cadran », Magazine digital de l’horloger parisien Antoine de Macedo. 22 mai 2022.

LASJAUNIAS Aude, « Dans l’œil de Selby : la Maison Bonnet », Journal ‘Le Monde’, 3 mai 2014.

National Geographic Wild, « Cette tortue peut manger jusqu'à 200 méduses pour satisfaire son appétit », 2021.

SOULAT Jean « Identification et provenance de l’écaille de tortue marine en circulation au début du xviiie siècle »Technè [En ligne], 49 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 20 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/techne/5657 ; DOI : https://doi.org/10.4000/techne.5657

 

Coffret d'époque Louis XIV attribué à André-Charles Boulle vendu par la maison Christie's le 7 mars 2017 (lot 21B) pour 104 500 euros. "En marqueterie Boulle, en écaille de tortue caret, incrustations d’étain, de laiton et de cuivre gravés, ornementation de bronze ciselé et doré”. Le couvercle bombé arbore en son centre, les armoiries de l’Ordre du Saint-Esprit surmonté d’une couronne ducale. © Christie's.

 


 

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