« Archéo-horlogerie » : la (re)découverte du Grand Réveil.
« ARCHÉO-HORLOGERIE »
L'archéologie est une science fascinante. Les techniques modernes de datation et de télédétection ont ouvert de vastes champs d'investigations. Les découvertes se succèdent à un rythme hallucinant, protégées par la loi sur l'archéologie préventive du 17 janvier 2001. En horlogerie, comme en archéologie, de véritables trésors oubliés attendent encore de refaire surface. C’est le cas de la Jaeger-LeCoultre Grand Réveil que nous revisitons ici, au gré des témoignages émouvants des protagonistes de l’époque, tous impliqués dans le développement de cette unique double complication.
Texte : Hubert de Haro / HDH Publising. Publié le 27 mars 2023.
Une branche horlogère moribonde.
L’album « Joshua Tree » des irlandais U2 ou le « Sign of the Times » du génial Prince Rogers Nelson (1958-2016) de Minneapolis ont définitivement marqué la fin des années 80. Acclamés par la critique dès leur sortie en 1987, leur succès a permis à leurs auteurs d’accéder à un statut de star planétaire.
Se peut-il que Henri-John Belmont, alors dirigeant de la vénérable Manufacture Jaeger-Coultre, les écoutait en boucle, à la recherche d’inspiration ? Le gestionnaire, héritier d’une longue tradition familiale liée à l’horlogerie, était engagé par le nouvel actionnaire principal de la marque, l’allemande VDO Schindling AG, pour redresser la « LeCoultre », comme on la surnomme encore aujourd’hui affectueusement, dans la Vallée de Joux.
En 2014, la Fondation de la Haute Horlogerie décerne à Henri-John Belmont le prix "Hommage au Passion". Lors de la cérémonie, il pose à droite avec l'horloger Philippe Dufour, également récompensé dans la catégorie "Hommage au Talent". © Quill and Pad.
« Quand je suis arrivé chez Jaeger-LeCoultre en 1986, nous confiait H.J. Belmont dans un récent entretien téléphonique, l'horlogerie était moribonde. Les entreprises de la Vallée de Joux employaient chacune, une petite dizaine d’horlogers à peine ».
La crise du quartz des années 70 se fait encore ressentir et l’horlogerie fine peine à émerger. Jean-Claude Biver rachète la marque Blancpain qu’il installe au Brassus, face à une autre institution de la région : Audemars Piguet. C’est à lui que nous devons, en partie, d’avoir remis au goût du jour les montres à complications.
« Quand je suis arrivé chez Jaeger-LeCoultre en 1986, l'horlogerie était moribonde. Les entreprises de la Vallée de Joux employaient chacune, une petite dizaine d’horlogers à peine. »
Pour Henri-John Belmont, cette renaissance horlogère de la fin des années 80 s’inspire aussi de la marque IWC et de son modèle phare Da Vinci : « IWC a apporté un chronographe calendrier perpétuel dans une boîte conséquente, à un prix défiant toute concurrence ». Les échanges techniques entre JLC et IWC sont nombreux à l’époque. Cette dernière cède même son module de Calendrier Perpétuel pour le lancement de la Jaeger-LeCoultre Odysseus. L’expérience s’avère intéressante mais peu probante selon H.J. Belmont. « Même si étions très pris par la réintroduction de la fabrication en interne de la boîte Reverso, nous voulions lancer une montre ronde très différente, très spéciale
À gauche, dessin original de la première montre Grand Réveil, signé Janek Deleskiewicz, l’incontournable directeur artistique de Jaeger-LeCoultre à l'époque. 1992. © Jaeger-LeCoultre / Janek Deleskiewicz. À droite, montre Odysseus Calendrier Perpétuel équippée par IWC et ayant largement inspiré le design du cadran de la Grand Réveil. © Jaeger-LeCoultre, livre La Grande Maison, 2006.
C’est dans ce contexte que surgit le projet du Grand Réveil, une montre dont les dimensions hors-normes allaient défrayer la chronique : une boîte d’un diamètre de 41 millimètres pour une épaisseur de plus de 15 millimètres ! Jusqu’alors aucune montre ronde n’osait dépasser les 36 millimètres de diamètre.
Grand Réveil boîtier en or jaune. Ancienne référence 180.1.99, aujourd'hui 112.99.06. © Jaeger-LeCoultre "Book, The Story of the Grande Maison", page 93.
Sauvé par le gong
Tout a commencé par le choix d’un mouvement automatique fiable nous rappelle H.J. Belmont : « nous avons eu l’idée d’utiliser notre calibre Memovox, dont la construction était plus robuste que nos autres automatiques
La généalogie de la Memovox remonte à 1950, soit une année à peine après le décès de Jacques-David LeCoultre1, responsable de la Manufacture un demi-siècle durant. Cette année-là, une première version manuelle (calibre 489) est commercialisée, suivie en 1956 du calibre 815, premier mouvement automatique de l’histoire horlogère équipé d’une fonction réveil. La montre rencontre un succès retentissant, notamment sur le marché américain. Des dizaines de milliers de montres seront produites et le nom « Memovox » imposera mondialement sa signature. Par ailleurs, ses rares défauts techniques de jeunesse sont progressivement corrigés ; trente ans de production deviennent alors le garant d’une fiabilité à toute épreuve.
De gauche à droite: 1. première montre Memovox équipée du calibre manuel 489; 2. brevet du calibre 815, premier mouvement automatique de l'histoire de l'horlogerie arborant un calibre équipé d'une fonction réveil, et 3. montre Memovox Deep Sea datant de 1959, réf. E857 (Europe) et réf. 8184 (US) produite à 1061 exemplaires de 1959 à 1962 © Jaeger-LeCoultre Yearbook One.
Acte II : adapter le module du calendrier perpétuel d’IWC, déjà présent dans le modèle Jaeger-LeCoultre Odysseus. Pour ce faire, le développement produit introduit une innovation qui fera école dans le monde de l’horlogerie : « notre calendrier perpétuel possède un correcteur unique pour les fonctions de phase de lune, du jour, de la date, du mois, des années et des décennies, rappelle le Maître-horloger Christian Laurent, dans le catalogue JLC datant de 2000. Nous avons modifié la roue interne des années, en adaptant une forme appelée par les anciens Croix de Malte ».
Détail du rouage du calendrier perpétuel du calibre 909 (à droite) contre celui du module IWC à gauche. Le profil des dents engrenant les années a été modifé et ressemble ainsi, à une croix de Malte.
Une couronne placée à 7h, servira ainsi, de correcteur : à chaque pression, le mouvement fait avancer l’ensemble du mécanisme complexe du calendrier perpétuel d’un seul et unique jour. Cette ingénieuse solution horlogère représente pour les utilisateurs une avancée remarquable. En effet, jusqu’alors, si l’utilisateur par mégarde faisait avancer le calendrier de plusieurs années, il devait après-coup renvoyer sa montre chez le fabricant pour ajustement. Dans le cas du Grand Réveil, cette mauvaise manipulation est impossible. Pour cela, il faudrait en effet presser la couronne à 7 heures 365 fois d’affilée, pour faire avancer le calendrier d’une année.
Le troisième acte s’avère plus étonnant encore. « Le responsable des boîtes de l’époque – Daniel Wild – était chaudronnier, un spécialiste des cloches, nous confie H.J. Belmont. C’est lui qui a eu l’idée de faire des essais avec du bronze et de donner un son unique au Grand Réveil ». On transgresse ici toutes les lois horlogères connus en invoquant une matière ancestrale.
Photographie extraite du "Livre de la Manufacture Jaeger-LeCoultre" (page 125) datant de 1995/96, accompagnée de la légende suivante : "C'est à Daniel Wild, constructeur de boîtiers accompli, qu'est confié chez Jaeger-LeCoultre le soin d'habiller d'un boîtier le mouvement et le cadran de la montre. Ce technicien exceptionnel a conçu et développé l'intégralité des boîtiers fabriqué chez Jaeger-LeCoultre depuis 1985. Toutes les remarquables idées et inventions que Daniel Wild a imaginé en réponse aux problèmes techniques, ergonomiques et esthétiques sont scrupuleusement consignées". © Jaeger-LeCoultre
Dans les fonderies de cloches, de statues ou de plaques, on parle volontiers d’airain plutôt que de bronze. Du latin aeramen, cet alliage de cuivre et d’étain est synonyme de dureté. En tout état de cause, le gong d’airain confère au Grand Réveil une acoustique vraiment singulière, encore aujourd’hui dans le monde des complications horlogères.
« Le responsable des boîtes de l’époque – Daniel Wild – était chaudronnier, un spécialiste des cloches. C’est lui qui a eu l’idée de faire des essais avec du bronze et a donné un son unique au Grand Réveil. »
Cette spécificité va inspirer à l’équipe le nom de la montre, comme nous le rappelait dans un récent échange téléphonique, Janek Deleskiewicz, l’incontournable ex-directeur artistique de Jaeger-LeCoultre: « Avec Günter Blümlein1, nous avons choisi le nom de Grand Réveil parce qu'il était à double sens.
Henri-John Belmont et Günter Blümlein (1943-2001) posaient ici ensemble, au début des années 1990, devant l'entrée de la Manufacture Jaeger-LeCloutre, en Suisse, au Sentier. Au deuxième plan, la sculture de Jacques-David LeCoultre semble vouloir participer à la conversation (voir notre "entretien" fictif ici). © Uhren Kronos.
C'était bien sûr d’abord une référence à la complication mécanique acoustique mais aussi philosophiquement, celui du réveil de la Grande Maison, assoupie depuis des années. J'ai beaucoup aimé ce développement parce qu'il marque le début de trente ans de bonheur ! ».
« Avec Günter Blümlein1, nous avons choisi le nom de Grand Réveil parce qu'il était à double sens. C'était bien sûr d’abord une référence à la complication mécanique acoustique mais aussi philosophiquement, celui du réveil de la Grande Maison, assoupie depuis des années. »
Datant de juin 1992, cette toile sur lin signée par Janek Deleskiewicz, ex-directeur artistique de Jaeger-LeCoultre, cristalise les choix stylistiques avant-gardistes du designer, notamment la forte présence des trois couronnes et la taille colossale de la boîte: 41 millimètres de diamètre pour plus de 15 millimètres d'épaisseur. © Jaeger-LeCoultre / Janek Deleskiewicz.
En associant ces deux complications, HJ Belmont et ses équipes inventent un mouvement totalement inédit. Une prouesse technique qui s’inspire d’une longue tradition de constructeurs de mouvements, qui a permis à la Manufacture du Sentier de survivre aux aléas économiques sur deux siècles d’existence. Elle confortera la société dans ses futurs développements, notamment avec le modèle Géographique, et bien sûr, les six séries limitées de la Reverso, montres vedettes qui jalonneront les années 90.
Montre Grand Réveil en platine, réf. 180.6.99 © JLC Yearbook Three (2010, page 29)
Que reste-t-il aujourd’hui, du Grand Réveil ? Quel est sa côte sur le marché secondaire ?
Au cours des deux dernières décennies, les quatre maisons aux enchères Antiquorum, Sotheby's, Christie's et Philips ont proposé un total de 39 montres Grand Réveil à la vente, dont 26 en or jaune, 10 en platine et 3 en or rose. Lors de son lancement en 1992, la Grande Maison avait annoncé une production totale de 750 exemplaires, répartie en trois séries limitées de 250 montres chacune : en Platine, en or rose et en or jaune.
Or, nous avons constaté que seulement trois montres en or rose ont été vendues depuis 1997. Pour quelle raison ? Toujours dans notre échange téléphonique avec Janek Deleskiewicz, le directeur artistique nous rappelait que l’or rose n'était pas en vogue au début des années 90. La montre Odysseus par exemple, avait surtout été commercialisée dans sa version en or jaune. Il est donc probable que la marque ait utilisé la plupart des mouvements destinés à la série en or rose pour produire d’autres montres en or jaune, après la commercialisation de la première série de 250.
Montre Grand Réveil en or jaune, réf. 180.1.99, gravée "nº375" au dos. © Sotheby's_ 22 octobre 2020.
Pour confirmer cette hypothèse, nous avons également remarqué que seules 3 montres en or jaune vendues sur le 26 pièces étaient en effet, gravées et limitées à 250. Les autres 23 ont donc été produites après les premières 250 de la série limitée.
Quelques Grand Réveil en or rose ont cependant, très certainement été produites, même si leur quantité totale reste difficile à déterminer aujourd’hui. Cette version est d’une grande rareté !
Détail du cadran de la Grand Réveil or rose réf. 180.2.95. © Jaeger-LeCoultre, livre "La Grande Maison", 2006.
Au terme des années 90, Jaeger-LeCoultre abandonne le gong en bronze et réadapte le Grand Réveil en un premier temps, en Master Grande Memovox (en 2001) puis en Master Grand Réveil (en 2005). Ces deux héritières ne sont plus désormais accessibles aujourd’hui que sur le marché secondaire.
Dans notre étude statistique sur 25 ans de données, nous avons dénombré 7 montres Master Grande Memovox à peine- 2 en or rose (réf. 146.2.95), 2 en or gris (réf. 146.3.95), et enfin 3 en platine (réf. 146.6.95) de la série limitée à 250 exemplaires. Somme toute, un chiffre total assez réduit qui tendrait à prouver que la Master Grande Memovox aurait été produite à quelques centaines d’unités tout au plus.
En 2005, Jaeger-LeCoultre présente la Master Grand Réveil, la troisième et dernière itération du calibre Grand Réveil. Cette dernière série sera produite dans une boîte en platine de 43 millimètres, limitée à 100 exemplaires, puis, non limitée en or rose et en acier. Nous avons compté un total de 34 Master Grand Réveil.
Les quatre références de la ligne Master Grande Réveil produite à partir de 2005. De gauche à droite: platine, or rose et acier. © Sotheby's.
La version en or rose (réf. 149.2.95) n’apparaît que sporadiquement dans les ventes aux enchères étudiées. Les deux dernières ont été acquises à Hong-Kong en 2021 et en 2017 pour respectivement 12.603 et 16.310 euros et une ultime, à New York en 2015 pour 16.292 euros.
Le modèle en acier (réf. 149.8.95) a été proposé 14 fois à la vente pour des valeurs oscillant entre 9.309 et 19.275 euros, la dernière à Paris, en date du 27 Septembre 2021, l’a été pour un montant de 11.970 euros.
Montre Master Grand Réveil en acier, réf. 163 84 2A (ancienne référence: 149.8.95). © Jaeger-LeCoultre Yearbook Three (2010).
Conclusions
Ce premier épisode « d’archéo-horlogerie » nous a offert un prétexte pour nous replonger dans le contexte horloger des années 90 et étudier une double complication encore aujourd’hui, unique.
Le Grand Réveil signe le début du renouveau de la marque Jaeger-LeCoultre. Fort d’un savoir-faire acoustique consolidé au fil des décennies, il assume pleinement des choix stylistiques et mécaniques osés pour l’époque et concentre au final, toutes les caractéristiques d’une icône horlogère : la singularité de son calibre automatique avec calendrier perpétuel et réveil, l’originalité de ses trois couronnes surdimensionnées, l’équilibre général de ses cadrans auxiliaires et enfin une fiabilité technique qui a fait ses preuves.
De plus, il préfigure et anticipe une tendance marquante des années 2000 : les « über-montres » dont les boîtiers peuvent atteindre jusqu'à 48 millimètres de diamètre, popularisées par les premières Panerai de l’acteur américain Sylvester Stallone. Pour ces mêmes raisons, le modèle Grand Réveil est aujourd’hui d’un grand intérêt pour le collectionneur.
Mais quelles références choisir ?
Notre choix s’est porté sur le Grand Réveil en platine (réf. 180.6.99) et celui en or rose (réf. 180.2.99), tous deux en série limitée à 250 montres. De nos jours, ils sont curieusement très largement sous-estimés sur le marché secondaire même s’ils représentent pourtant, une alternative solide aux grands classiques très (trop ?) présents lors des ventes aux enchères.
La dernière vente de la version platine (le 29 mai 2022 à Hong-Kong) par la maison Sotheby’s a atteint la somme de 175.000 HK$, soit environ 20.750 euros.
Quant à la version en or rose, le numéro 1/250 a été proposé par la maison Antiquorum le 6 novembre 2008 à New York, accompagnée des deux autres nº1 en platine et en or jaune. Ce coffret n’a pas trouvé acquéreur. À notre connaissance, seules trois montres en or rose ont été proposées en 25 ans.
En ce qui concerne la Master Grand Réveil, la version en platine (réf. 149.6.95) et celle en or rose (réf. 149.2.95) peuvent être également un deuxième choix à considérer. Ces deux montres ont en effet, démontré une belle stabilité dans les ventes aux enchères analysées.
Quel que soit notre choix, la montre Jaeger-LeCoultre Grand Réveil mérite amplement de faire son grand retour sous les feux de la rampe.
Montre Grand Réveil en or jaune réf. 180.1.95. © Sotheby's
Janek Deleskiewicz, lors d'une récente visite chez Jaeger-LeCoultre.
Notes :
1 Lire aussi : Entretien exclusif (et imaginaire) avec Jacques-David Le Coultre : retour sur l’invraisemblable succès planétaire des compteurs Jaeger, Hubert de Haro / HDH Publishing pour le Magazine digital Antoine de Macedo. Octobre 2022.
2 Responsable à l’époque de la marque de Schaffhausen IWC et mentor de la renaissance de A. Lange & Söhne à partir de 1994. Il coordonnait l’ensemble des lancements produits des trois marques. Pour en savoir plus : monochrome.
Légende couverture: Extrait du Yearbook Seven de la Manufacture (page 21) exposant le gong en airain (ou bronze) de la montre Grand Réveil. © Jaeger-LeCoultre