La fabrique du cadran : voyage au coeur de l'Arc Jurassien (I/II)

" On était ici aux marges d'un monde et au début d'un autre,
que ne gouvernaient pas seulement les lois humaines.
Ceux qui le peuplaient étaient des êtres de lisière."
 
Clara Arnaud, "Et vous passerez comme des vents fous"
Actes Sud (2023), p.97

 

 

Dans un récent podcast, le présentateur vedette de l’émission de téléréalité Shark Tank, Kevin O’Leary, collectionneur et « investisseur » en horlogerie, s’exclamait : « I am a dial-man ! » (Je suis un homme du cadran ! [traduction libre]). Si le cadran a récemment gagné de nouvelles lettres de noblesse, les entreprises, artistes et artisans qui contribuent, chaque jour, à la production de séries allant de la pièce unique aux centaines de cadrans, restent très largement méconnus du grand public. Leurs propres noms sont souvent étouffés par des clauses de confidentialité d’un autre temps. Qui sont-ils ? Quels rapports entretiennent-ils avec les marques horlogères ? Quel futur pour cette activité essentielle à l’industrie horlogère. Reportage dans l’Arc Jurassien.

 

Texte de Hubert de Haro / HDH Publishing 2024

 

Les « cadraniers » participent au rayonnement de la belle horlogerie. Ils sont indissociables des grandes « mythes fondateurs » de l’horlogerie moderne : Rolex Daytona, Patek Philippe Nautilus ou Audemars Piguet Royal Oak... Autant de modèles phares du XXe siècle, qui n’auraient jamais vu le jour sans l’ingéniosité des cadraniers et l’usage d’une multitude d’outils dont le répertoire spécifique sans cesse renouvelé, laisse rêveur : crème de tartre (à ne pas confondre avec tarte à la crème...), brosse en bois de Panama, fils de laiton, fraiseuse multiaxes, guillocheuse à tapisser, finition opalin fin.

Au cours des derniers mois, nous avons rencontré des dizaines de professionnels du cadran - chefs d’entreprises, gestionnaires et artisans indépendants - dont les ateliers et les usines jalonnent l’Arc Jurassien, terroir unique pour son dense réseau de microentreprises spécialisées. Ces échanges – sous le signe de la transparence et de la générosité - nous ont ouvert des pistes de réflexion, autour des enjeux d’un modèle économique souvent fragile.

Une immersion fascinante à la découverte d’un méconnu : le cadran.

 

Un modèle économique fragile

Des vingt-trois cadraniers recensés dans cette étude (voir infographie « Cartographie de la Fabrique »), treize intègrent aujourd’hui des marques horlogères, tandis que deux viennent d’être rachetés par deux concurrents. Un temps menacé par la vertigineuse boulimie de verticalisation des groupes horlogers (voir encadré « Chronologie d’une dépendance »).

«

Il s’est ouvert ces vingt dernières années, plus de nouveaux cadraniers qu’en un siècle d’industrie horlogère.

 

Le mot même de « cadranier » englobe des réalités très distinctes, de l’atelier de design 3D qui sous-traite la plupart des opérations de fabrication, à l’industriel gérant plusieurs centaines d’employés, ainsi que des cellules spécialisées dans un ou plusieurs métiers d’art.


 

Mais le modèle économique reste fragile pour tous. Il ne subsiste d’ailleurs aujourd’hui, qu’un seul cadranier centenaire helvétique totalement indépendant : Jean Singer, leader incontesté avec 1,5 million de cadrans produits l’an dernier. Son administrateur et seul propriétaire – Joris Engish – nous rappelait lors de notre visite, que ses principaux concurrents sont aussi ses clients – marques horlogères – qui détiennent chacun, un cadranier historique, et dont la capacité d’investissement est incomparablement supérieure (lire ici notre échange avec Joris Engisch, administrateur de la Manufacture de cadrans Jean Singer & Cie SA).

 

Essor, territoire et culture industrielle

De Meyrin au Bois, dans les Franches-Montagnes, en passant par Bouvier, Le Locle et la Chaux-de-Fonds, la cartographie de la production suisse de cadrans suit rigoureusement la topographie de l’Arc jurassien. Rien d’étonnant à cela. Le territoire industriel s’est construit au fil des générations autour d’une multitude d’ateliers de mécanique, de fabricants de machines-outils, de galvanoplasties et autres traitements de surface.

«

Ce dense réseau de petites et moyennes entreprises constitue l’épine dorsale de l’industrie horlogère, un amalgame de talents, de fortes personnalités qui se retrouvent souvent aussi, le soir, autour d’un vin chaud ou d’une bonne fondue...


La culture industrielle de l’Arc jurassien s’appuie sur l’étonnante inventivité de ces mécaniciens, chimistes, designers et ingénieurs, toujours prêts à collaborer et à faire face aux nombreuses crises cycliques du secteur. Une sorte de fatalité qui n’entame en rien, leur capacité à entreprendre. C’est un langage parfois difficile à appréhender pour le néophyte venu des grandes capitales européennes...

 

Métiers d’art

Enfin, cette anatomie du cadran ne serait pas complète sans l’opinion de certains artistes, perpétuant des « métiers d’art » séculaires, et/ou les adaptant avec élégance aux goûts modernes. Il s’agit ici, de production de séries limitées dont les quantités sont purement anecdotiques, mais qui mobilise l’enthousiasme intarissable de certains collectionneurs « accros » à l’émaillage cloisonné et paillonné d’Anita Porchet (lire « A. Porchet, la signature de l’émail »), ou à la précision vertigineuse des guillochages faits main, de Yann Von Kaenel (lire « les secrets du guillochage »).

Ces caractères bien trempés, foncièrement indépendants, sont cependant menacés d’extinction par une tendance à l’intégration de ces métiers d’art au sein même, des manufactures horlogères. Une forme de précarisation plane sur ces métiers, d’autant plus incompréhensible que le talent de leurs virtuoses est souvent mis en exergue. Ces trésors nationaux devront-ils être, un jour, reconnus – comme cela est déjà le cas au Japon - et protégés afin de garantir une indispensable transmission ?

 

Case study : Les cadraniers de Genève, sans concessions.

François-Paul Journe est un homme plutôt singulier. En 2000, il ouvre officiellement la fabrique de cadrans, les « Cadraniers de Genève », à Meyrin, alors même qu’il vient de lancer sa marque, F.P.Journe Invenit et Fecit (avec une première mondiale : son tourbillon à remontoir d’égalité).

Rien de surprenant ! Pour ses collaborateurs et amis, l’audace de l’entrepreneur, conjuguée à une ténacité indéfectible, seront ses atouts.

«

Installés depuis l’été 2023 dans de nouveaux locaux, les quelques trente employés des Cadraniers de Genève produisent des 'cadrans haut de gamme, pièces uniques, petites et moyennes séries, restauration et SAV'.

 

Comme une évidence
Une conviction profonde accompagne
François-Paul Journe depuis ses débuts d’horloger, rue Verneuil, à Paris : « Le cadran est le visage de la montre. Si vous le fabriquez en externe, vos montres auront le même visage que d’autres », explique-t-il.


 

 

Des paroles aux actes, l’horloger s’est associé « à Cédric Johner et Harry Winston en 2000 » pour créer la société Les cadraniers de Genève. Il acquiert, par la suite, les parts de ses premiers associés, et ouvre le capital à Vacheron Constantin dont il rachète également les parts, en 2016. Seul maître à bord, il accepte toutefois les commandes d’autres horlogers. Si l’inventivité de François-Paul Journe est unanimement reconnue, la constance esthétique de ses cadrans a aussi, très largement, contribué à sa renommée.

 

Avant-gardiste sans limites
Personne avant lui n’avait osé utiliser sur le cadran d’une montre-bracelet, des vis apparentes et des cerclages métalliques. Les délicates finitions sablées, aux accents de décors grenés, rayonnent dans un paysage délicat où s’invitent une grande date digitale, des phases de lune ou encore une toute autre complication. Ici, l’horloger se plaît à y glisser de subtiles références à une culture horlogère directement inspirée de ses maîtres Janvier, Breguet et Berthoud. Un véritable jeu de piste dans lequel l’horloger montre, autant qu’il l’évoque, un passé glorieux. Il s’agit bien d’éviter l’écueil d’une nostalgie fade et ennuyeuse et
François-Paul Journe va oser, de plus en plus.

«

Le point d’inflexion se situe probablement en 2008, lors du lancement du Chronomètre Bleu. Pour la première fois dans la collection Invenit et Fecit, le cadran monte sur scène pour assumer le rôle principal.


Plébiscité et salué par l’ensemble de l’industrie lors du lancement, son bleu hypnotique annoncera, définitivement, une nouvelle ère : l’innovation sans concession.

Le succès commercial du modèle conforte François-Paul Journe : les collectionneurs s’enthousiasment devant sa nouvelle esthétique d’avant-garde, qui innove toujours plus, avec notamment, le cadran entièrement luminescent de la ligne Élégante, pour culminer enfin, vers les sommets de la FFC Ford Coppola. Composite aux multiples visages – métalliques, artistiques, horloger –, son cadran est une puissante démonstration de force où s’allient les métiers d’art, l’inventivité et la prouesse technique. Sa réalisation délicate incombe à l’atelier de gravure, piloté par l’époustouflante artiste Jeanne Valentine Ulrich.

Producteur et restaurateur : L’héritier Stern
Au détour d’un échange avec le Dr.
Helmut Crott, auteur de l’opus « Le Cadran » (lire « le cadran détermine la valeur d’une montre »), ce dernier nous confessait considérer les Cadraniers de Genève comme les fidèles « héritiers de Stern Créations ». En effet, en acceptant de conserver les innombrables catalogues de cadrans de l’illustre cadranier genevois, la société Cadraniers de Genève puise inspiration et connaissance, dans ces archives physiques uniques, pour restaurer à l’identique, des cadrans datant de 1930 à nos jours. Un fait rare dans le paysage des cadraniers contemporains. La restauration de pièces exceptionnelles exige une solide connaissance du cadran original et requiert une finesse d’exécution. Des dizaines de nouveaux clichés sont ainsi souvent produits pour restaurer ou répliquer un seul cadran.

 

Rares compétences réunies
Les
cadraniers de Genève réunissent, sous un même toit, un nombre surprenant de disciplines.

«

Le parcours de notre visite s’égrène ainsi, des ateliers de mécanique à la décoration, la galvanoplastie, le vernissage, la tampographie, la joaillerie ou encore l’émaillage.

 

Il est pourtant d’usage chez d’autres producteurs « haut de gamme », dont la production annuelle ne dépasse pas les 10 000 cadrans, d’avoir recours à des sous-traitants externes, notamment pour la production des appliques ou encore pour un revêtement d’émail. Tout simplement parce qu’il est improbable de maîtriser des dizaines de savoir-faire spécifiques, et d’acquérir l’équipement industriel correspondant. Improbable, mais pas impossible, pour François-Paul Journe et les Cadraniers de Genève...

 

Ecrire un commentaire

Tous les commentaires sont modérés avant d'être publiés